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Les cercles de la rue (Hallé)

lundi 2 mai 2022, par Sébastien Rongier

La rue Hallé où vécut Mary Reynolds est une rue étrange. Discrète forme sinueuse du quatorzième arrondissement, elle semble sans histoire ni puissance saillante qui ferait dire au promeneur perdu Ah ! C’était ici. La rue semble ordinaire.
Pourtant, il est des signes qui ne trompent pas. Entre cercles et courbes, on ne m’ôtera pas de l’idée que cette rue était faite pour Duchamp et Reynolds. Peut-être même Duchamp l’a inventé pour satisfaire son goût des cercles. Mais c’est Mary Reynolds qui incarne littéralement cette rue, non seulement en l’habitant mais en en faisant un lieu de ces premiers temps de la Résistance française à l’occupant nazi et au gouvernement collaborationniste de Pétain. C’est une bonne part de Je ne déserterai pas ma vie.

J’ai profité du 1er mai 2022 pour revenir dans cette rue et prolonger le regard. J’ai pris la pris la rue pas sa fin pour mieux revenir au chemin de Mary.

Au bout de la rue Hallé, c’est la rue du commandeur qui figure un arc-de-cercle pour accueillir la fin de la rue Hallé… un arc-de-cercle pour saluer le commandeur.



On rêve d’un fantôme échappé d’une pièce de Molière, même si les noms des lieux ont d’autres origines. On imagine des toponymies Dada.



Prendre le chemin de la rue Hallé.



Et déplier une première perspective qui cache le secret des volutes d’asphalte.



Pour contrarier les cercles duchampiens, il arrive de trouver des croix de couleur, comme pour rappeler des peintres radicaux qui iront vers l’abstraction (ou pour la Croix Rouge des engagements quotidiens pour sauver la dignité humaine).



Jean Dunand avait ses ateliers au niveau du 72. Quand Mary apprend la reliure d’art auprès de Pierre Legrain, va-t-elle à la rencontre de cet autre artiste de l’Art déco ? Visite-t-elle cet atelier si voisin de sa maison, et pourtant si lointain du regard ? Dunand meurt en 1942, au moment du départ précipité de Mary.



A la perpendiculaire de la rue Hallé, la rue Rémy Dumoncel qui fut directeur littéraire des éditions Tallandier. Une autre histoire de Résistance.



En poursuivant la flânerie topographique, on tombe sur le cercle d’une place. La forme induit un changement de physionomie. La rue droite adoptera de nouvelles courbes et virages inattendus. La place s’appelle Michel Audiard mais on n’en dira rien car au moment de l’Occupation l’homme ne tourne pas bien.



On préfère le nom d’un restaurant qui nous ferait passer de l’Enfer, ou du Purgatoire au Paradis. Avant de reprendre le chemin de la rue Hallé.



La rue continue et se courbe pour croise celle qui s’appelle Sophie Germain, mathématicienne et philosophe. Peut-être dialogue-t-elle secrètement avec D’Alembert qu’on rencontrera plus tard.
Dans les courbes et les croisement, d’autres arcs-de cercles qu’on oublierait presque si la mathématique des espaces urbains ne se rappelait pas à nous.
Dans le roman, je rêve un peu ces courbes et ces parallèles qui font de cette rue Hallé tout et son contraire, mais en même temps !



La rue se prolonge dans ce qui ressemble à une nouvelle ligne droite et sage. Effet d’une perspective fautive qui cache ses secrets.



Le secret est dans le cercle, le demi-cercle que forment ces maisons face à la rue D’Alembert, perspective et ligne de fuite.



C’est là que Mary Reynolds a vécu. D’abord au 24, puis au 14, maison de vie et de deuil, maison d’un couple duchampien en diable et d’une femme seule qui entrera dans la Résistance aux côtés de Gabriële et Jeanine Picabia, Samuel Beckett, Alfred Péron et tant d’autres. Le 14 de la rue Hallé est le lieu du livre et d’une mémoire peut-être oubliée.



L’histoire de Mary s’arrête là, et la rue continue. A l’angle de la rue Hallé et de l’avenue René Coty, comme un signe d’une aventure qui ne s’arrête pas avec la fuite de Mary Reynolds en 1942, poursuivie par l’armée hitlérienne, on découvre un marchand de couleur qui a ouvert… en 1943. Vendre de couleurs à cette date pourrait aussi être vu comme un geste de résistance. Ou une manière de combler l’absence de Mary.





La rue Hallé a décidé de ne pas en finir. Elle réserve d’autres surprises en se prolongeant au-delà de l’avenue Coty. Le voyage s’achève par ses dernières courbes et ses derniers secrets.



Elle est devenue passage et passagère.




Avant de tomber dans les bras de la rue de la Tombe-Issoire qui renferme d’autres secrets littéraires et historiques.



En complément, cet extrait de Duchamp et le cinéma :

Dans son article intitulé « Cœurs volants », Gabrielle Buffet-Picabia souligne dès 1936 la « hantise du cercle » chez Duchamp. À partir des disques optiques Rotoreliefs, elle remarque que le « cas des disques est d’ailleurs beaucoup plus compliqué qu’on ne le suppose quant à leur origine ; ils sont nés, non d’une curiosité scientifique, mais plutôt d’une inextricable prédilection de leur auteur pour les cercles. » [1] Un bref parcours dans l’œuvre permet de le mesurer à commencer par Moulin à café (1911) dont les flèches, influencées par « les conventions du dessin industriel » [2] , doublent déjà la forme circulaire de l’idée de mouvement.

De nombreuses autres œuvres de Duchamp permettraient d’approfondir cette hantise du cercle : Broyeuse de chocolat, celle de 1913 et de 1914, le mouvement et les formes circulaires dans les dessins préparatoires au Grand Verre, Roue de Bicyclette (1913), Porte-bouteille (1914), Glissière contenant un Moulin à Eau en métaux voisins (1913-1915), la pelote de ficelle de A Bruit secret (1916), l’ombre de la roue de Tu m’ (1918), À regarder (l’autre côté du verre) d’un œil, de près, pendant presque une heure (1918), les « O » et le « Q » du titre de l’emblématique L.H.O.O.Q. (1919), Rotative Plaque Verre (Optique de Précision) (1920), Témoins Oculistes (1920), Disques avec spirales (1923), Obligations pour la Roulette de Monte-Carlo (1924), Rotative Demi-Sphère (optique de précision) (1925), Stéréogramme d’un film anaglyphe (1925), Disques avec inscriptions de calembours (1926), Anémic cinéma (1925-1926), Rotoreliefs (1935), À la manière de Delvaux (1942) pour ne citer que les plus cas les plus significatifs.

Il y a toujours chez Duchamp une dialectique subtile entre un geste artistique et l’effet de neutralisation du monde de l’art qu’il peut produire. Pour cela, l’artiste fait des ronds. Il fera toute sa vie des ronds pour faire tourner en rond, ou danser en rond le monde l’art et peut-être également montrer ce qui ne tourne pas rond. La stratégie de Duchamp est souvent technique et mécanique : d’une roue de bicyclette à des disques optiques, en passant par le mouvement d’un Moulin à café (1911) ou la construction de machines rotatives (dès 1920) ou aux Rotoreliefs (1935). Si le premier ready-made Roue de bicyclette (1913), à savoir une roue de bicyclette fixée sur un tabouret, est souvent évoquée par Duchamp comme une matière visuelle et sonore rappelant le feu de cheminée, cette roue peut également se rapprocher la bobine de projecteur cinématographique.
« Le ready-made est l’idée suivante, qui est venue par hasard, comme toutes les choses qui ont une valeur quelconque (rires) : j’avais chez moi une roue de bicyclette, dans mon atelier, en 1913. J’ai pensé à un feu de bois. Et j’ai pensé : quand on fait tourner cette roue de bicyclette, seule, ça rappelle un mouvement : le mouvement du feu, du feu de bois. Qu’est-ce que c’est que l’agréable du feu de bois ? C’est ce mouvement du feu de cheminée. Et j’ai comparé les deux, je veux dire, dans mon esprit (tout ça se passait dans mon esprit). Et j’ai pensé, moi qui n’avais pas de cheminée, à remplacer ma cheminée par une roue qui tourne. Donc, j’ai mis ma roue sur un tabouret et, chaque fois que je passais, je la faisais tourner.

C’est, au fond, le premier ready-made dans ma vie ; l’idée m’était venue, mais sans que cela doive avoir une continuation quelconque. C’était une chose qui m’amusait. Et même le mot ready-made n’existait pas. Je ne m’en étais pas encore servi pour ça. » [3]


[1Gabrielle Buffet-Picabia, Aires abstraites, Genève, Pierre Cailler, 1957, p. 80.

[2Marc Décimo, Marcel Duchamp mis à nu. À propos du processus créatif, Dijon, Les presses du réel, 2004, p. 227.

[3Georges Charbonnier, Entretiens avec Marcel Duchamp, Marseille, André Dimanche Éditeur, 1994, p. 60.