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Une allée Mary Reynolds à Paris
dimanche 10 décembre 2023, par
Voici une aventure qui me touche particulièrement, une aventure littéraire inattendue et formidable.
Mon livre Je ne déserterai pas ma vie paru chez Finitude s’est retrouvé entre les mains de Laurence Patrice, adjointe à la Mairie de Paris et chargée de la Mémoire et du Monde combattant. Elle découvre Mary Reynolds et découvre d’évidence d’une mémoire à honorer.
Après divers échanges et réunions, un cadeau superbe, une allée porte désormais son nom, dans le quatorzième arrondissement, entre la rue Hallé et l’allée Samuel Beckett. Ce hasard objectif me trouble et m’émeut profondément.
J’ai un goût très profond pour le monde urbain, ses rythmes et des architectes, ses ambiances et ses dérives, sa peau de pierres, de fer et d’asphalte. Ce goût traverse mes livres et mes observations du quotidien. Mes photos du Matin en serait la trace la plus évidente. Des collections plus personnelles en dirait l’évidence. Alors savoir qu’un livre que j’ai pu écrire conduise à inscrire le nom de Mary Reynolds dans le tissu de la ville me bouleverse tout simplement.
C’est un chemin pris en 1993 grâce à Martine Courtois (mille amicaux mercis une fois de plus) qui trouvent aujourd’hui une nouvelle forme. Trente ans d’un compagnonnage avec Marcel Duchamp (et Francis Picabia) ayant pris des formes diverses (et un immense merci à Carole Aurouet pour mon Duchamp et le cinéma) pour finalement bifurquer vers Mary Reynolds et ce lieu parisien où la vie circule... cela ne semble aussi vertigineux qu’inestimable.
Nous sommes donc retrouvés ce 8 décembre avec avec mes éditeurs Emmanuelle et Thierry Boizet que je ne remercierai jamais assez d’avoir accueilli et accompagné ce texte et me voici rencontrant des habitants de la rue Hallé, des voisins et même un petit-neveu de la propriétaire du 14 qui avait juste entendu que le compagnon de Mary Reynolds n’était pas toujours sympathique avec sa grand-tante. Sacré Marcel. Et tous découvrent à cette occasion Mary Reynolds et son parcours, sa vie et son oeuvre. Un moment de belles surprise.
Laurence Patrice à la fin de son discours reprend et cite la fin de Je ne déserterai pas vie, fin dans laquelle j’imagine le vieux Beckett revenir en 1989 au 14 rue Hallé.
En regardant la maison de Mary, il ne voit pas les disparus. Il retrouve un instant les joies d’un lieu qui a toujours accueilli la vie et les artistes, abritant une partie d’échecs à finir avec Duchamp, et des projets de reliures rêvés par Mary. La maison a été repeinte, elle est habitée par une famille sage. Mais l’adresse restera toujours pour lui celle de Mary Reynolds. Beckett le sait, ce n’est qu’en tournant le dos à cette rue pour regagner son appartement que les fantômes reviendront.
Une journée pleine de sens, avec cette curieuse sensation d’une belle empreinte dans un quartier que j’ai habité il y a longtemps. Et dans la conversation qui a suivi avec mes éditeurs, parlant d’un projet en cours, je me suis rendu compte qu’on retrouvait ce quartier du quatorzième arrondissement, mais sur une horizon très différent, comme si les hasards n’en finissaient de jouer avec les formes de soi les plus intimes.
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Mon petit discours du 8 décembre à l’occasion de l’inauguration de l’allée Mary Reynolds.
Je voulais en préambule remercier la Ville de Paris et surtout Laurence Patrice et ses équipes d’avoir permis cette inauguration.
Je voulais également remercier très chaleureusement mes éditeurs Emmanuelle et Thierry Boizet qui ont accueilli Je ne déserterai pas ma vie chez Finitude. Qu’un peu de littérature permette d’inscrire le nom de Mary Reynolds dans le tissu de la ville est à mes yeux inestimable. Désormais, sa mémoire devient indissociable de Paris, elle qui a tant aimé cette ville.
Mary Reynolds était une femme libre.
Elle est une américaine née en 1891. Mary Louis Hubachek se marie en 1916 avec Matthew Reynolds et s’installe à New-York. Ce dernier part à la guerre en Europe et meurt de la grippe espagnole en 1919.
Elle décide alors de venir en France au début des années 1920. La jeune veuve américaine découvre que le monde artistique s’est donné rendez-vous à Paris. Elle est amoureuse de Marcel Duchamp. La réciproque est sans doute vraie mais la vie dans le sillage de l’inventeur du ready made est parfois rude.
Mary Reynolds a beau être une femme libre, Marcel n’est pas toujours le meilleur des camarades. Ses amis la soutiennent dans les moments pénibles comme dans les autres. Jean Cocteau, Peggy Guggenheim, Man Ray, Henri-Pierre Roché, mais aussi Brancusi ou Samuel Beckett sont là. Et Paris aussi. La capitale française devient sa ville. Elle s’installe rue Hallé, d’abord au 24, puis au 14. L’endroit devient un refuge et un lieu de vie artistique d’autant plus riche que Mary Reynolds devient relieuse d’art. C’est l’occasion d’un dialogue esthétique et amoureux avec Marcel. Car Reynolds comprend que sa relation avec Duchamp doit passer par le bricolage artistique. Dans les années 1930, Duchamp vit chez Mary Reynolds. Cette dernière réalise d’extraordinaires reliures d’arts, des œuvres uniques inspirées de Dada et des artistes qui viennent rue Hallé.
L’ensemble des œuvres reliés par Mary Reynolds a été déposé au Art Institute of Chicago mais on rêve d’une exposition parisienne qui montrerait cette couverture des Mains libres de Man Ray et de Paul Éluard constituées avec des gants de cuir, ou le magnifique Ubu de Jarry qu’elle conçoit avec Duchamp, ou encore ce livre fou de Jean-Pierre Brisset Les Origines humaines qui explique que l’origine du langage provient du coassement de la grenouille… Reynolds recouvre la couverture d’une peau de crapaud. Et tant d’autres encore. Ses créations sont pleines d’humour et d’une joie iconoclaste sans pareille. La vie est belle, rue Hallé.
L’histoire pourrait s’arrêter là mais le vent de la guerre vient rebattre les cartes de la vie amoureuse et artistique de Mary. Elle est américaine. Elle pourrait fuir, retourner aux États-Unis. Elle reste en France, plus exactement à Paris. Sa ville donc. Duchamp l’enjoint de partir. Rien n’y fera. C’est là qu’une nouvelle facette inattendue de sa vie prend forme : elle devient Résistante. Cette américaine, artiste et sans engagement politique notable entre dans un des premiers réseaux de Résistance français, le réseau Gloria SMH, notamment fondée par Jeanine Buffet-Picabia, et où elle retrouve Samuel Beckett. On a peut-être un peu trop oublié deux choses : d’abord la place historique des premiers groupes de Résistance en France dès 1940 et ensuite le rôle très actif de nombreuses femmes dans ces réseaux. La rue Hallé devient donc un lieu de Résistance. Mary Reynolds cache des documents, en transporte d’autres, accueille des parachutistes anglais ou des artistes en fuite comme Jean Hélion. Elle échappe de justesse à son arrestation par l’armée allemande au moment de démantèlement du réseau Gloria SMH. Elle réussit à quitter la France et regagne les Etats-Unis. Mais dès que Paris est libéré, Mary Reynolds revient au 14 rue Hallé. Elle y retrouve ses chats et meurt à Paris en 1950.
Aujourd’hui, le hasard objectif veut que ce lieu dédié à Mary Reynolds soit dans le prolongement de l’allée Samuel Beckett. Une toponymie des amitiés en quelque sorte. Enfin, à la manière de Marcel Duchamp qui aimait les jeux de mots les plus improbables, une allée près de la rue Hallé, c’est un très bel hommage pour Mary Reynolds, américaine, relieuse d’art, proche de Dada, résistante, parisienne et femme libre, définitivement.