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Entr’acte... Marcel Duchamp, juste avant Mary

dimanche 27 mars 2022, par Sébastien Rongier

Marcel Duchamp est un acteur Dada !
J’ai pu éclaircir dans Duchamp et le cinémales différentes aventures cinématographiques de l’artiste et son jeu plus épuré et expérimental que jamais. En 1924, la relation amoureuse entre Duchamp et Mary Reynolds se dessine à Paris. C’est l’année où Duchamp participe à l’aventure Relâche de Francis Picabia en apparaissant dans le film Entr’acte que Picabia réalise avec René Clair. Alors avant l’entrée en scène de Mary Reynolds dans Je ne déserterai pas ma vie, un petit projecteur sur ce moment historique et esthétique qu’est Relâche.

Picabia propose à partir de la fin novembre 1924, au théâtre des Champs-Élysées, Relâche. Avec une chorégraphie de Jean Börlin (également acteur d’Entr’acte), des décors et des costumes signés par Picabia lui-même et une musique d’Erik Satie, le spectacle s’impose comme un scandale qui révolutionne le spectacle vivant. Allant encore plus loin pour faire exploser la logique classique du théâtre et du spectacle de danse, Picabia propose à René Clair de faire un film diffusé au moment de l’entracte. Ce sera donc Entr’acte. C’est la première intégration significative d’un film de cinéma dans un spectacle. Le film de René Clair prolonge l’esprit Dada comme geste subversif du spectacle parisien. Le court-métrage de René Clair renverse les normes et les modèles. C’est une logique d’avant-garde qui repose sur une série d’inventions visuelles et un travail de montage redoutable et libre.

Voici donc ce film de 1924 diffusé à l’entracte de Relâche :

Outre l’exploration d’effets visuels (flou, superposition, inversion, ralenti, animation, caméra subjective), le film déconstruit toute narration. Le maigre fil narratif de la mort du chasseur est annulé par la disparition finale des personnages par eux-mêmes. La provocation Dada de René Clair est à la fois formelle et thématique. Une contre-plongée verticale sur un sol en verre transparent est par exemple utilisée pour montrer une danseuse exécutant ses pas : effet saisissant et provocation renouvelée par la découverte d’une danseuse largement barbue (jeu ironique et image Dada autour de l’identité et du travestissement faisant largement écho à Marcel Duchamp et au spectacle lui-même). L’autre provocation est liée à la mise en scène du thème de la mort, tournée en dérision par ce convoi funéraire tiré par un dromadaire, et par la course folle du corbillard libéré de toute attache (hommage aux courses-poursuites du cinéma burlesque). Dès l’ouverture du film, Erik Satie et Francis Picabia donnent la tonalité de cet entracte : ils chargent un obus dans un canon et tournent l’arme vers la caméra jusqu’au tir (sur le spectateur donc).

Le film se poursuit par une série de plans montrant les toits de Paris en fragment inversés, des têtes dessinées sur des ballons de baudruche, des danseuses en contre-plongée, puis une série de lumières urbaines de nuit, cédant bientôt la place à des gants de boxe en mouvement sur des plans de circulation urbaine flous. Cette première séquence s’achève par une animation d’allumettes s’enflammant sur une chevelure clairsemée. Les plans urbains du début du film et la logique du montage pourraient se rapprocher des préoccupations cinématographiques de l’époque autour de ce geste esthétique désigné par l’expression « symphonies urbaines » et regroupant des approches aussi diverses que Manhatta (1921) de Charles Sheeler et Paul Strand, Paris qui dort (1924) de René Clair, Berlin (1927) de Walther Ruttmann, L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov et À propos de Nice (1930) de Jean Vigo.

Après un dernier plan urbain, une image d’échiquier annonce l’arrivée duchampienne. La séquence dure moins d’une minute et montre une partie d’échecs entre Marcel Duchamp et Man Ray au bord d’un toit-terrasse parisien (le toit du théâtre des Champs-Élysées, en juin 1924, période du tournage). La partie est interrompue par le surgissement de la place de la Concorde sur l’échiquier et par un violent jet d’eau qui balaye les pièces du plateau qui font s’enfuir les joueurs. La séquence se termine par une série de plans montrant un bateau en papier voguant sur les toits de la capitale. Marcel Duchamp apparaît sur sept plans brefs dans son attitude favorite : il joue aux échecs avec un ami, tout en aménageant la possibilité de facéties (tirer la langue devant l’incongruité, cheveux hirsutes). Outre l’esprit Dada qui scelle l’amitié entre Francis Picabia et Marcel Duchamp, c’est un esprit artistique commun qui anime ces deux artistes.

En complément, Relâche est repris en 2014 par les ballets de Lorraine et les chorégraphes Petter Jacobsson et Thomas Caley, mais sans le film Entr’acte.