Accueil > Articles > 2008 > Ecarts de l’image (Pierre Huyghe)

Ecarts de l’image (Pierre Huyghe)

vendredi 3 décembre 2021, par Sébastien Rongier

Poursuite du travail autour des images cinématographiques dans l’art contemporain pour le séminaire INTERARTS de Paris 2006-2007 : « Art et image ». Ma communication du Jeudi 22 février 2007 « Ecarts de l’image (remake, cinéma ou art contemporain à partir de Pierre Huyghe) » se prolongera dans Cinématière.
Les actes ont été publiés en octobre 2008 aux Editions Klincksieck. Et comme toujours ni reprise, ni modification du texte.




Ecarts de l’image

(Déplacements et bordures chez Pierre Huyghe)





« Beaugrenelle dans les années 70, c’était quelque chose.
Mais trente ans après, c’est autre chose. »

Conversation parisienne volée dans le bus 62, le vendredi 9 février 2007




L’image, c’est d’abord une question. Une question interminable, c’est-à-dire un indécidable à explorer, une dimension paradoxale et transitoire – question de passage dirait Raymond Bellour. Pour évoquer sa complexité Marie-Claire Ropars-Wuillemier [1] souligne la duplicité de l’image coincée entre montré, offert, visible, présence et précarité, cette dernière renvoyant à l’absence et à l’effacement dans la visibilité. L’idée d’image devient celle d’un moment dialectique et négatif de l’image se présentant au moment de son retrait. Une sorte d’écart fondateur. En sorte que l’idée d’image reposerait d’abord sur une non-adéquation, et non sur une identité ou une norme. L’image serait plutôt le nid d’un impensé, et, le disant en référence à Adorno, l’idée d’image se saisirait comme « non-vérité de l’identité » [2]. Il s’agira donc ici d’évoquer l’image à partir de sa fragilité, de l’explorer comme rapport et expérience, comme instabilité et passage.



De l’écart


La notion d’écart permet de penser ces enjeux. L’écart vient contrarier l’effectivité et le pré-visible. C’est une tension contre les neutralisations de la reconnaissance du connu. L’écart instaure une forme d’im-prévisible au sein de l’image. Le préfixe im- vient contrarier le prévisible c’est-à-dire ce qui est vu et su avant même tout regard. Pour tenter de cerner cet im-prévisible comme forme d’écart, avançons l’idée de l’entrevu/e qu’il faut comprendre comme une tension dialectique. L’entrevu/e est un aperçu, une expérience fragmentée qui se répète. Voir, c’est toujours revoir c’est-à-dire transformer l’expérience du voir et même du déjà-vu, non pas en reconnaissance, mais en connaissance. C’est dans cette expérience que l’entrevu devient entrevue c’est-à-dire dialogue et interrogation, posant ainsi un enjeu critique.

Le terme d’écart concentre une possibilité de transformation. L’écart, c’est le moment de bascule qui permet de quitter le flux (la reconnaissance du connu, le toujours-semblable [3]). Il renverse l’évidence de l’image (sa doxologie ludique, ses formes de conciliation, voire même ses postures de transgression comme figure imposée). Poser l’enjeu de l’écart, c’est envisager une brèche à explorer. L’art contemporain agit de la sorte avec le cinéma en questionnant l’image, en posant la possibilité de cet entrevu/e.

Nous concentrerons le propos sur un moment précis de l’art contemporain ouvrant un dialogue particulier avec le cinéma. En le bornant entre 1993 et 2001 [4], nous nous pencherons sur quelques œuvres de Pierre Huyghe de cette période, à savoir Blanche-Neige Lucie (1997), L’Ellipse (1998), et The Third Memory (2000) [5].

L’écart de l’image pose d’abord l’autre en soi de l’image c’est-à-dire cette part autre que l’image contient en elle, au creux d’elle-même et qui renverse l’effectivité, décadre le sens et pose un enjeu esthétique (un contenu de vérité). Il s’agit de rendre compte de l’autre de l’image contre l’imagerie. C’est donc déborder le déjà-vu, tisser des liens par la tension d’un manque et rendre possible une signification. L’écart de l’image pose également une question temporelle et spatiale. Le temps devient claudiquant et l’espace ne s’installe jamais – l’installation ne s’installe pas mais travaille la bordure. Enfin, l’écart de l’image interroge la culture (et le culturel) en posant une résistance critique face aux programmations et au toujours-semblable structurant généralement l’industrie culturelle.


L’écart est une mise à distance entre deux grandeurs, entre deux valeurs. C’est une pratique de l’entaille et de l’incision, une ouverture qui sépare, une forme de la disjonction et de l’espacement. C’est une question de bordure interrogeant et déplaçant les lignes de partage. L’écart est donc un point de bifurcation qui vient dérégler les règles et contraindre au déplacement. Ce déplacement est un éloignement de la norme.

Dans la norme grammaticale, l’écart devient une faute, une erreur. De même en linguistique, on désigne l’écart par le mot ellipse [6] c’est-à-dire l’omission d’un ou plusieurs éléments dans une séquence narrative. Mais l’écart est surtout une autre manière d’envisager un débordement. C’est ce qui vient déplacer les limites, les compliquer et les interroger. Jacques Derrida problématise cette question de la bordure en terme de limitrophie : « il s’agira de ce qui pousse et croît à la limite, autour de la limite, en s’entretenant de la limite, (…) de ce qui nourrit la limite, la génère, l’élève et la complique. Tout ce que je dirai ne consistera surtout pas à effacer la limite, mais à multiplier ses figures, à compliquer, épaissir, délinéariser, plier, diviser la ligne justement en la faisant croître et multiplier. » [7]

Cette remarque sur la limitrophie que Derrida creuse à propos de l’animal s’inscrit dans une pensée de la bordure précédemment développée dans Parages à propos de Blanchot. Il est ici question d’un accomplissement dans l’impossibilité, dans la capacité négative d’œuvrer dans le désoeuvrement.


L’art contemporain – le corpus pointé – ne fait pas de cinéma mais vient se placer au bord du cinéma pour pratiquer un écart, un pas de côté, un éloignement. C’est dans ce retrait, cette esthétique de la déroute que l’on approche les œuvres de Pierre Huyghe. Il fait apparaître une disparition, un point de bifurcation qui est aussi un lieu d’échange avec l’idée d’image et celle du cinématographique.

Ce dont il serait question : un dessaisissement dans le ressaisissement et une question vitale de déperdition, évitant à la répétition de se refermer sur elle-même. Il n’y a pas de retour au même mais une ouverture et un mouvement désigné sous le nom d’écart.



Du corps cinématographique dans l’art contemporain


Dans Blanche-Neige Lucie, L’Ellipse et The Third Memory de Pierre Huyghe, il y a trois corps, trois personnes incarnant trois moments, trois instances, trois enjeux du cinéma, de l’industrie cinématographique, de la représentation cinématographique : la voix et le visage d’une femme Lucie Dolène (et celle du personnage de Blanche-Neige), la silhouette d’un comédien Bruno Ganz et le souvenir de son personnage Jonathan Zimmermann. Enfin il y a la puissante présence d’un homme, John Wojtowitcz, celui d’un fait divers et le souvenir d’une interprétation cinématographique, celle d’Al Pacino.


Blanche Neige Lucie est une vidéo de 1997 de 3 minutes 40. On y voit une femme dans un studio de cinéma. Elle est silencieuse. Mais, en sous-titre, elle raconte son histoire ; on lit qu’elle était la voix française de Blanche Neige. Elle s’est retournée contre Disney productions pour protéger ses droits quant à l’utilisation de sa voix. « C’est ma voix quand même ! » s’exclame-t-elle. Cette femme silencieuse que l’on voit en gros plan s’appelle Lucie Dolène. Soudain elle se met à fredonner, puis chanter d’une voix cristalline « un jour, mon prince viendra ». C’est ici l’émergence d’une voix perdue et regagnée contre les formes de soumission réelle et symbolique aux mécanismes de l’industrie culturelle [8].

Avec L’Ellipse, le corps du comédien Bruno Ganz prend une dimension particulière dans l’installation de 1998 (nous concentrerons notre analyse sur cette œuvre).

The Third Memory (1999) est un autre projet complexe que Pierre Huyghe mène autour de la figure de John Wojtowitcz. Le 22 août 1972, John Wojtowitcz attaque une banque de Brooklyn. La couverture médiatique de cette prise d’otage est très importante et remue l’opinion publique américaine à plus d’un titre. En 1975, Sydney Lumet retrace l’événement dans son film Dog Day Afternoon (Une après-midi de chien, USA, 1975). Al Pacino y interprète le rôle de John Wojtowitcz. En 1999, Pierre Huyghe demande à John Wojtowitcz de venir re-faire les gestes de 1972 dans les studios de Stains où l’artiste contemporain a reconstitué le décor du film de Lumet. Le diptyque The Third Memory fonctionne généralement en splitscreen : multiplication des points de vue et confrontation différentes images (celles de 1972, celles de 1975 et celles de 1999 qui portent en creux toutes celles-ci).


Ces films et ces images mettent en scène trois corps. Mais on ne dira pas « un corps » mais « du corps ». Et donc faire un écart à la norme grammaticale et, par cette expression « du corps » dire le corps comme idée de corps matériau cinématographique, un corps ciné-matière. Du corps pour dire quelque chose de générique et d’inachevé. C’est un prélèvement et un incomplet dans l’infinitude de l’acception grammaticale… idée également opérante pour l’image, les images. Donc dire du corps, c’est déjà poser un enjeu d’écart.

L’article indéfini continu du n’est pas ici du côté du dénombrement, c’est une trace d’abstraction (le continu s’opposant au nombrable). La valeur partitive vient renverser une stricte singularité. Plus exactement, elle la dialectise. En effet, la morphologie de l’article partitif est composée d’une préposition et d’un article défini. Il y a bien une idée de prélèvement, l’indication d’une forme singulière renvoyant à un ensemble indéterminé. Du corps serait alors du singulier qui ne se singularise pas entièrement car il est devenu une extension prise dans un moment.


Les films de Pierre Huyghe nous mettent devant ce tremblement du partitif. C’est la présence physique d’un indéterminé, son actualisation est désormais toujours incertaine puisqu’elle est celle de l’image. La question est celle de la matière de l’image inscrite dans du corps, incarnée par des corps fatigués, spectres d’un autre temps, tramant d’autres images, autant qu’ils sont eux-mêmes tramés par d’autres images (Lucie et Blanche-Neige, Ganz et Ganz-Zimmermann, John Wojtowitcz et Al Pacino). Cette cinématière du corps produit des fantasmes cinématographiques… derrière fantasme, il faut entendre ici l’étymologie du terme image.

Pierre Huyghe interroge l’évidence du visible. Il montre autant qu’il questionne son miroitement, le travail sur le visible entre montré et caché, entre visibilité et effacement, une image signifiant pleinement son incertitude d’être. On pourrait dire que Pierre Huyghe prend l’envers… il rendrait visible l’envers du décor. Or, il se place au cœur du processus d’effacement de l’image en questionnant ce que l’image efface, ce qu’elle rend indistinct d’elle-même… ce qu’elle ne figure pas mais qui figure en elle, en creux. Il interroge par l’écart et la disconvenance une forme d’impensé dans l’idée d’image.



L’Ellipse de Pierre Huygue


Une ellipse est un manque (l’étymologie grecque le rappelle : elleipsis signifie « manque » et vient de Leipein « abandonner »). L’ellipse est l’expression d’un manque. On soustrait, on abandonne, on sous-entend. On omet un élément d’une suite logique, narrative ou figurative (l’ellipse, c’est le nom de la figure qui manque le cercle parfait… à un cheveux près, celui que l’on coupe en quatre c’est-à-dire celui qu’on écarte puisque exquartare, c’est d’abord partager en quatre, de quartus  : « quart »).

L’ellipse au cinéma n’interrompt rien. Elle se mesure comme trouée narrative radicalisant la visibilité du montage. Ce qui est rendu visible par l’ellipse, c’est la capacité cinématographique de perturber les enchaînements narratifs par une mise en absence. La suite logique est percée par une construction d’images reposant sur un manque. L’ellipse est trace d’une absence narrative et d’une absence de l’image ; mais aussi trace d’une présence du cinématographique (le sens du montage).

L’Ellipse est une triple projection vidéo de 1998. Trois épisodes narratifs se composent à partir d’une séquence d’un film de Wim Wenders L’ami américain (1977). La séquence de Wenders montre le personnage Jonathan Zimmermann, interprété par le comédien suisse Bruno Ganz, attendant dans une chambre un appel téléphonique. Cet appel reçu, on le retrouve, au plan suivant, là même où son interlocuteur au téléphone, interprété par Gérard Blin, lui a dit de se rendre… c’est-à-dire en face de sa chambre (la tour Totem dans le quartier Beaugrenelle en fin d’aménagement en 1977). Dans le film de Wenders, il y donc une ellipse, une mise en absence dans le récit du trajet de Zimmermann le menant de sa chambre à l’appartement de la tour du quartier Beaugrenelle.

Pierre Huyghe investit cette part manquante, ce temps qui manque. Va-t-il le combler ? C’est toute la question. Disons pour l’instant qu’il a demandé à Bruno Ganz en 1998 de venir tourner dans ce même quartier ouest de Paris, de faire ce parcours absent du film de Wenders.

L’installation se présente et se décompose ainsi : trois séries d’images projetées successivement les unes à côté des autres : d’abord les plans de la chambre et de l’appel téléphonique (Wenders, 1977), puis le trajet de Bruno Ganz (Pierre Huyghe, 1998), enfin les plans depuis l’immeuble (Wenders, 1977).


Pierre Huyghe pose un regard oblique sur le cinéma. Il renverse l’expérience cinématographique de la narration, du récit, du personnage. Il s’en écarte pour identifier une expérience de l’image. Le dispositif de l’installation se pose de prime abord comme un flux. Mais il vient le délinéariser par un écart. Il plonge dans un pli du film de Wenders, non pas pour le déplier mais au contraire pour former un autre pli, le redoubler pour prolonger la question de l’image. Pierre Huyghe ne vient pas combler l’ellipse de Wenders. Il ne vient pas relier les deux bords de l’ellipse. Il se fraye un passage pour interroger ce que serait cette bordure et pour s’aventurer sur un autre chemin. Comme souligne Jacques Derrida, « C’est au bord que tout arrive ou manque d’arriver, on pourrait parfois dire manque le bord d’arriver. Il n’y a pas de bord en soi, et qui ne marque la limite d’une approche, c’est-à-dire d’un é-loignement, d’un pas. » [9].

Le premier pas de côté de Pierre Huyghe, c’est le temps. Il explore un temps intermédiaire, le temps d’un indécidable cinématographique. La séquence de 1998 ne comble rien car elle ouvre une autre durée qui ne se résorbe plus dans la fiction, dans l’événement. Il met un terme à l’action. L’ellipse investie est d’ailleurs le contre-pied de l’événementialité narrative. Elle pose au contraire l’autre temporalité de l’image. Quelle est cette temporalité ? Cette image et son rapport aux autres… à ces bords dont elle s’éloigne ostensiblement. Pierre Huyghe ne comble rien, il renverse le geste mimétique et le retour du même. L’effet de reconnaissance et d’identification est brouillé. L’expérience est au contraire un désapprentissage, l’expérience esthétique d’une tension : si l’ellipse est l’image en l’absence de toute image, Pierre Huyghe ne fait pas apparaître le non-apparaissant. Il formule autre chose en donnant une image qui se soustrait à l’imitation et à la citation. Il prend en charge la déperdition de toute citation, ce qui se dessaisit dans tout ressaisissement de l’image de l’autre. Pierre Huyghe se protège du risque de la seule citation répétée (en forme de retour du même) en substituant la répétition-citation de l’image à l’exploration de ce qui s’absente dans le récit. Une fois de plus, il ne reconstruit pas le récit (comblement des vides comme geste d’affirmation réconciliatrice) mais il explore ce processus d’absentement de l’image dans l’image et par l’image.

Cette force de décentrement passe notamment par la présence de Bruno Ganz. L’acteur est là. C’est bien lui. On le reconnaît. Mais quel est le statut de cette apparition ? Que voit-on apparaître au sortir de l’ascenseur ? Le comédien ou le personnage ? Ce que l’on reconnaît, c’est l’acteur, Bruno Ganz, l’homme, le comédien. Pas le personnage de Jonathan Zimmermann. C’est le fameux « 20 ans après » à la Dumas. L’homme est transformé physiquement. Il a vieilli. Ses traits sont marqués, ses cheveux sont tombés. Il est sans moustache et porte un imperméable. Toutes ces remarques ne constituent pas un jeu des sept erreurs mais viennent repousser la fiction et interroger le dispositif des images. Ce temps qui manque, ce temps qui a manqué devient une histoire d’espace : l’espace de la ville dans le film (espace urbain transformé), l’espace de l’écran dans le dispositif de l’installation et l’espace du corps, ce matériau cinématographique prélevé au temps qui manque qui devient une véritable résistance à la fiction. Ce qui n’est pas encore là dans le film de Wenders est un déjà vieilli chez Huyghe. L’image de la grue chez Wenders prend finalement tout son sens dans cette installation. La ville traversée du regard par le jeu des obliques et des champs/contre-champs chez Wenders est prise dans le long travelling de Pierre Huyghe. Il suit ce corps cinématographique, ne le quitte pas. Mais dans ce mouvement, c’est toute l’univers urbain qui se redéploie : les marches, les couloirs, les avenues, le pont, la tour Eiffel, les immeubles. Ce que Pierre Huyghe suit et capte dans ce paysage urbain en devenir chez Wenders, c’est du corps cinématographique, cette cinématière qui prend forme au bord des images. On notera également l’attention et le travail de Pierre Huyghe sur la bande-son dans L’Ellipse comme dans les autres films : importance ici du flux des voitures et du piaillement des oiseaux comme pour souligner l’absence de hauteur mais aussi la fin des travaux (les oiseaux versus la grue mécanique… le décrochement temporel passe également par l’environnement sonore).

L’image centrale de Pierre Huyghe est une image d’après Wenders. Mais c’est également une image après Wenders, une image qui s’écarte de ce qu’elle cite pour instaurer la temporalité fragile d’un écart. Il disjoint la reproduction non pas pour la détourner ou la citer mais pour interroger l’image cinématographique à partir d’un manque. Il tisse un lien entre les formes par un rien en commun. Ce commun de l’image, c’est le manque. Ce que Pierre Huyghe articule, c’est une discontinuité qui subvertit la modélisation univoque de l’image, l’identification et la ressemblance. L’enjeu est bien celui d’un entrevu/e, c’est-à-dire ce que l’on voit comme manque et qui instaure un dialogue au bord des images.

L’image cinématographique est devenue une nouvelle expérience des images, une forme à partir de laquelle d’autres images sont rendues possibles. L’Ellipse de Pierre Huyghe ne saurait se réduire à une simple mise en abyme du processus temporel du cinématographique. Une autre forme émerge au cœur du questionnement plastique. Il vient en soustraction des limites brouiller la notion de genre, faire vaciller les lignes de partage et la loi du genre, celle qui interdit ou révoque les entrelacements. La vigie est ici celle de la bordure.

L’Ellipse n’est ni un discours, ni une étude. Ce n’est ni une leçon sur le cinéma, ni une leçon de cinéma. C’est l’invention d’une forme, la proposition d’un regard qui s’efforce d’aller au cœur de la temporalité spécifique du matériau qu’elle travaille. C’est ce qui pose une réversibilité du réel dans la fiction, celle d’un corps ou plus exactement du corps, celui qu’on entrevoit le temps d’un frottement filmique et d’une vibration du dispositif d’exposition.



Le temps fantôme de l’image


Pierre Huyghe est le premier à ouvrir la piste fantomale. Il évoque L’Ellipse comme l’histoire d’un fantôme c’est-à-dire une histoire d’images.


« L’Ellipse accueille un personnage au seuil de la fiction et l’accompagne dans sa traversée du réel un instant, un court instant car un personnage de fiction ne peut vivre très longtemps en dehors d’elle. Lorsqu’il quitte la fiction, l’acteur perd son rôle, Bruno Ganz ne joue pas il est présent. La présence de l’acteur est liée au jeu, elle ne peut être décrite, elle a cette même relation que le filmique entretient avec le film. En 1977, Bruno Ganz est un acteur au travail, Jonathan Zimmermann, le personnage d’une histoire fictionnelle ; aujourd’hui, dans L’Ellipse, c’est comme présence d’acteur et figurant de lui-même qu’il tente un lien anachronique avec l’histoire. L’acteur est un touriste visitant le réel et figurant dans l’histoire, sans pouvoir en modifier le cours.

Un fantôme est un personnage de l’entre-deux, bloqué sur un pont entre deux rives, dans un temps suspendu. L’Ellipse est l’histoire d’un fantôme qui vient hanter dans le réel un trou manquant dans le récit, celui construit dans la mémoire des spectateurs. C’est l’histoire d’un personnage de fiction qui voulait être présent dans la mémoire du récit. L’Ellipse creuse un temps imaginaire dans les interstices de la fiction. » [10]


L’Ellipse serait donc le temps d’un fantôme.

Comment caractériser cette temporalité de la mémoire ? Avançons une hypothèse, une hypothèse de travail : ne pourrait-on pas envisager cette temporalité en terme de futur antérieur.

Il s’agit d’un aura été : si le futur situe dans l’avenir la réalisation d’un procès, le futur antérieur souligne l’idée d’accompli dans le futur. On part alors de l’hypothèse de vraisemblance de la réalisation du procès qui n’a pas encore eu lieu. Ici le procès achevé (c’est-à-dire acquis au moment de l’énonciation) est fictivement rapporté à l’avenir. « Le futur antérieur peut concerner un fait passé par rapport au moment de la parole, mais qu’on envisage par rapport au moment où il sera vérifié. » rappelle Grévisse.

On comprend qu’un trouble temporel s’installe dans cette répétition. Elle est en effet paradoxale puisqu’elle est répétition de ce qui ne se répète pas. L’enjeu est celui d’un écart entre l’événement (le été) et son devenir rétrospectif (le aura).

Bergson nous aide à approfondir cette question dans La pensée et le mouvant. Il traite de cette question du aura été dans son essai « le possible et le réel » en soulignant qu’une œuvre créée est un aura été  : « la voilà réelle et par là même elle devient rétrospectivement ou rétroactivement possible. » [11]. Il ajoute qu’au « fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini ; elle se trouve ainsi avoir été, de tout temps, possible ; mais c’est à ce moment précis qu’elle commence à l’avoir toujours été, et voilà pourquoi je disais que sa possibilité, qui ne précède pas sa réalité, l’aura précédée une fois la réalité apparue. Le possible est donc le mirage du présent dans le passé ; et comme nous savons que l’avenir finira par être du présent, comme l’effet de mirage continue sans relâche à se produire, nous nous disons que notre présent actuel, qui sera le passé de demain, l’image de demain est déjà contenue quoique nous n’arrivions pas à la saisir. (…) En jugeant d’ailleurs ainsi que le possible ne présuppose pas le réel, on admet que la réalisation ajoute quelque chose à la simple possibilité : le possible aurait été là de tout temps, fantôme qui attend son heure ; il serait donc devenu réalité par l’addition de quelque chose » [12].

L’événement ne fait sens qu’après-coup. Le futur antérieur (comme temps en claudication) souligne l’importance de la durée et de la mise en récit. C’est une mise en durée du passé comme présent et surtout une mise en scène du possible. Ce possible (à la fois imprévisible et incalculable) chez Bergson (qui ne se confond pas avec le virtuel) vient contrarier l’ordre par un effet de trouble car il est l’acceptation de « jaillissement effectif de nouveauté imprévisible » [13]. Ce dédoublement de réel dans le possible est donc un temps de fantôme que l’on envisage également comme temps de mémoire et comme politique du présent [14] pouvant éclairer la question du aura été.

En ce sens, L’Ellipse de Pierre Huyghe est cette trace d’un effacé ne prenant valeur que dans un futur rapporté au passé. L’entrevu/e du corps de Bruno Ganz indique cette temporalité complexe du futur antérieur de l’image. On peut enfin avancer avec Bruno Paradis que le « futur antérieur est donc le temps où se noue la rencontre comme reprise partagée d’une mémoire. Et le partage détermine ou manifeste le travail de l’oubli. » [15] Rappelons également, histoire de troubler plus encore ces phénomènes d’apparition, et de complexifier cette question de la présence, rappelons donc que le personnage de Jonathan Zimmermann est condamné à la mort au début de L’ami américain par une maladie du sang.


Le manque de l’image tisse des liens et rend possible une autre image par un ressaisissement temporelle qui prend acte, dans son mouvement, de la déperdition dans la répétition. Le temps qui s’est retiré et qui apparaît dans son retrait ne permet aucune reconnaissance mais une entrevu/e. Il travaille au bord de la reconnaissance, et emporte ailleurs. Il expérimente un im-prévisible de l’image, cette part autre de l’image, dégagée par un écart. C’est en somme une autre expérience de l’ellipse.



[1Voir Marie-Claire Ropars-Wuillemier, L’idée d’image, Paris, Presses Universitaires de Vincenne, 1998.

[2Theodor W. Adorno, Dialectique négative, traduction du groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot, 2001, p. 15

[3Voir à ce sujet Sébastien Rongier, De l’ironie. Enjeux critiques pour la modernité, Paris, Klincksieck, 2007, et notamment les développements autour du remake au cinéma.

[4On pourrait situer ces enjeux entre 24 hours Psycho (1993) de Douglas Gordon et The Third Memory (2000) de Pierre Huyghe. Mais cette périodisation mériterait bien des discussions, des éclairages et des compléments.

[5Pierre Huyghe a réalisé d’autres œuvres s’articulant à la question cinématographiques mais ces trois-ci sont particulièrement cohérentes.

[6C’est en anglais le terme gap. Il signifie également abîme, gouffre, abysse.

[7Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 51.

[8Voir également Sébastien Rongier, « Petite entreprise de la voix à l’ère industrielle (Blanche Neige Lucie, Pierre Huyghe) » in Art Présence, numéro 45, janvier-février-mars 2003.

[9Jacques Derrida, Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 95.

[10Pierre Huyghe, Pierre Huyghe – Some Negociations [catalogue d’exposition], Munich-Zurick, Kunstverein München et Kunsthalle Zürich éditeurs, 2000, pp. 144-145 [pour les versions allemandes et anglaises et p. 29, index du supplément traduit en français].

[11Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, P.U.F., 1999, p. 110.

[12Ibid., p. 111.

[13Ibid., p. 116.

[14En guise de rapprochement complémentaire, de citer les dernières phrases de conclusion du livre de Jean-François Hamel Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité (Minuit, 2006) : ce « n’est certainement pas le moindre des paradoxes de la narrativité moderne et contemporaine que de tenir comme condition de possibilité d’une mémoire culturelle vivace la nécessité de se refuser à tout espoir d’une réconciliation apaisée avec la mort. D’où justement un imaginaire de l’histoire pour lequel le sentiment de perte et l’angoisse de la filiation rompue sont les derniers garants d’une transmission authentique de l’expérience et d’une véritable politique du présent. » (p. 231).

[15Bruno Paradis, « Jocrisse et le futur antérieur » in Le passage des frontières. Autour du travail de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 1994, p. 352.