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chapitre 11 : 1943 (31 octobre, Nacht und Nebel à Ravensbrück)

mardi 21 juin 2022, par Sébastien Rongier



1943
(31 octobre, Nacht und Nebel à Ravensbrück)




Le 21 octobre 1943, alors que la vie de prisonnière commence à s’organiser, Germaine est brusquement déportée. Elle ne sait pas pourquoi, ni où elle va. Elle doit rassembler ses affaires en quelques minutes. Elle fourre sa thèse sur les Aurès dans un sac de toile de jute vert qu’elle désigne comme son trésor. Elle est jetée dans un train. La destination reste inconnue. Toutes femmes sont des prisonnières politiques. On parle d’elles comme des NN. Elle ne comprend pas ce que cela signifie. C’est là qu’elle rencontre une jeune femme d’à peine 20 ans, Anise Girard qui deviendra Postel-Vinay. Les deux femmes ne se quitteront plus. Le voyage dure dix jours. Quand le convoi arrive le 31 octobre à Ravensbrück, entre Berlin et la mer Baltique, toutes sont déjà malades. Germaine Tillion que tout le monde appelle désormais Kouri associe immédiatement le camp à la mort. Elle entre dans un endroit qui respire la mort. Elle ne sait pas encore combien cette sensation est en-deçà de ce qu’elle peut imaginer. Comme ses camarades, Germaine est écrasée par le lieu. Rien ne pouvait préparer à ce cauchemar, pas même les années de Résistance. Elle est emmenée avec un groupe dans une baraque. Toutes doivent se déshabiller pour revêtir l’uniforme des prisonnières, des hardes sales, un tissu blanc usé, à rayures bleues. Une femme de la baraque a le crâne rasé, seulement elle. Personne ne comprend pourquoi elle et pas les autres. Elles découvrent le règne de l’arbitraire. Les vêtements sont troués et auréolé de sang. Les loques ont appartenu à d’autres qui n’ont pas survécu. La nouvelle prisonnière porte la trace et le souvenir fragile de la disparue. Sans connaître son nom ou son histoire. Germaine découvre un numéro sur sa manche et surtout un triangle rouge cousu au vêtement puant qui sera désormais le sien. Elle découvrira par la suite le sens des couleurs des différents triangle, le rouge étant celui des prisonniers politiques. Elle est conduite à la douche. Ce sera la seule à Ravensbrück. Elle laisse derrière elle ses effets personnels et le sac contenant sa thèse. Elle ne les retrouvera pas.

Germaine Tillion traverse toutes les horreurs, assiste à toutes les monstruosités : meurtres, tortures, humiliations, exécutions sommaires, massacres d’enfants, famine, expérimentations médicales sur des jeunes femmes, les lapins, sélection pour la chambre à gaz et meurtres de masse. Elle est au milieu de l’effondrement de toute forme d’humanité. C’est un quotidien fait d’usure des corps et des esprits, de travail forcé, d’esclavage. Le monde est désormais voué au hasard, à la domination et à la violence meurtrière. Manger ou se laver à Ravensbrück est un défi quotidien. La lutte contre les vermines y est aussi importante que de faire face au désespoir, ou affronter la férocité des SS et des gardiens qui organisent la vie des blocks. Il faut vivre avec la promiscuité, la crasse, le froid, ou la présence des mourantes qu’on ne peut même plus aider ou soutenir. Pourtant, la survie est aussi une affaire d’amitié et de camaraderie. Germaine Tillion qui avait une nature solide avant son arrestation, multiplie les maladies à Ravensbrück, alternant diphtérie, scorbut, bronchite et surtout une septicémie qui manque de l’emporter à la fin de sa captivité. Sa fragilité sera telle qu’elle finira par ne plus peser que 30 kilos. Au-delà de la répression et du meurtre par le travail qui est la vocation première de ce camp nazi, Germaine découvre le sadisme, le goût joyeux du massacre et le sourire des officiers SS devant l’agonie des prisonnières ou des bébés cachés qu’ils finissent par retrouver. Germaine ne pourra jamais dissocier leurs sourires de ceux du Chanoine Tricot et de l’abbé Alesch.

Germaine Tillion survit grâce aux autres, grâce aux rencontres et aux amitiés qui se soudent alors avec Anise Postel-Vinay, Geneviève de Gaulle, Maisie Renault, Denis Jacob, Marie-Jo Chombart de Laüwe et Margarete Buber-Neumann, sans parler de toutes celles qui croisent son chemin à Ravensbrück.

La survie de Germaine est consolidée par une force intellectuelle hors du commun. C’est la science et l’ironie qui lui permettent de s’inventer une place à l’intérieur de ce cauchemar. Elle a l’énergie de chausser ses lunettes d’ethnographe pour penser la machine qui veut l’écraser. Elle ne le fait pas pour elle seule, elle partage sa réflexion et ses découvertes. Elle comprend qu’il y a une articulation entre le modèle répressif d’extermination par le travail et les enjeux économiques du Reich et peut-être surtout ceux d’Himmler. Pour elle, le camp de Ravensbrück fait partir de la structure de l’État nazi. En mars 1944, dans un baraquement silencieux où s’entassent de nombreuses femmes venues l’écouter, Germaine Tillion prononce en français une conférence sur l’économie de l’extermination et les bénéfices financiers de Himmler issus de cette économie du massacre par le travail. Son exposé est précis, documenté et s’articule sur un chiffrage redoutable. Elle est discrètement applaudie pour ne pas éveiller les soupçons de l’extérieur. Elle est chaleureusement embrassée par son auditoire qui la remercie de donner du sens à un univers qui cherche à n’en n’avoir aucun. Germaine Tillion a beaucoup pensé à son maître Marcel Mauss qui l’influence plus que jamais dans cet effroyable période. Elle l’entend encore articuler le mot l’ex-ter-mi-na-tion, en cousant son étoile jaune dans son appartement parisien. Elle regarde son environnement comme Mauss le lui a appris, avec précision et détermination. Elle analyse le monstre qui la blesse et la violente, cette gorgone qui lui interdit toute forme d’existence et voudrait lui interdire tout regard. Ce NN qu’elle avait entendu au départ de Paris, puis sur le trajet, elle en découvre la signification précise à Ravensbrück. NN est l’acronyme de Nacht und Nebel et désigne une catégorie politique. Elle apprend que l’expression a été puisée par Hitler lui-même dans L’Or du Rhin de Wagner. C’est la formule magique qu’énonce le gnome Alberich pour se rendre invisible. Nuit et BrouillardNacht und Nebel. Germaine Tillion est Nacht und Nebel. Cela signifie qu’elle est devenue invisible. Elle ne figure plus sur aucun registre. Il s’agit de la faire disparaître, de rendre invisible sa trace administrative avant d’évaporer son existence dans les camps. Elle doit disparaître de la surface du monde. Rendre invisible l’opposant politique, c’est d’abord le transformer en chair à travail, corvéable jusqu’à la mort, dans le silence et dans l’indifférence du monde. Pas de nom, pas de registre. Rien. Le brouillard au milieu de nulle part. Et de préférence en enfer.

Comme beaucoup de résistantes françaises, Germaine Tillion est réfractaire à toute forme de travail ou de collaboration qui pourrait la faire entrer d’une manière plus active à l’intérieur de la machine mortelle. Elle est dans la hiérarchie du camp au bas de l’échelle, corvéable à merci et en même temps, aidée et protégée par ses camarades qui admirent son courage et son intelligence. Elle est devenue une experte pour se cacher et échapper au travail. Six mois après sa conférence, Germaine Tillion propose une autre forme de combat contre le camp par l’humour et l’ironie qui font vibrer l’étincelle d’un esprit de subversion. Elle a écrit une opérette et la monte à l’automne 1944. Sur un cahier de 118 pages, elle écrit autour de la vie du camp et des prisonniers rebelles comme elle, les Verfügbar. La pièce est d’abord écrite pour faire rire ses camarades. Elle s’inspire d’Offenbach et de son esprit parodique. Germaine Tillion a écrit et souligné le titre de la pièce sur la page de garde Le Verfügbar aux Enfers. Elle ajoute le sous-titre « Opérette-revue en 3 actes ». L’humour y est féroce et les femmes qui assistent ébahies à cette représentation, trouvent un moment de joie en regardant les prisonniers de la pièce énoncer leurs réalités avec un humour et une ironie qu’elles n’imaginaient pas encore possible. Germaine tente également de calmer une angoisse terrible qui l’étreint depuis qu’elle a appris, le 3 février 1944, que sa mère, Émilie, venait d’arriver à Ravensbrück.

A partir de l’automne 1944, la situation se dégrade pour toutes les prisonnières, les violences s’amplifient et l’extermination se durcit. Elle devient méthodique, au point de s’accélérer en 1945. La chasse aux malades et aux NN trop faibles s’amplifie. Germaine se cache autant qu’elle le peut quand elle ne tombe pas malade. Elle est très régulièrement au Revier, l’infirmerie du camp qui trie de plus en plus les malades et évacue vers les chambres à gaz les plus faibles. C’est là qu’elle retrouve Margarete Buber-Neumann, elle-même convalescente. La femme jouit à Ravensbrück d’une notoriété particulière. C’est une des plus ancienne du camp. Elle y arrive le 2 mai 1940. Elle a d’abord connu les goulags de Staline avant d’arriver à Ravensbrück. Elle y est encore en mars 1945 quand elle se retrouve à l’infirmerie avec Germaine Tillion. Les deux femmes s’admirent mutuellement. Grete lui parle de son amie Milena Jesenska, cet amour de Franz Kafka. Elle meurt le 17 mai 1944 dans cette même infirmerie malgré les soins et les attentions de Grete. Comme une traînée de poudre, on apprend le 1er mars 1945 qu’un appel général se prépare, occasion de remplir un train en partance pour Mauthausen, ou la chambre à gaz du camp qui jouxte Ravensbrück. Germaine Tillion est à l’infirmerie. Elle fraude. C’est un motif de condamnation à mort et de départ immédiat pour la nouvelle chambre à gaz. Margarete Buber-Neumann décide de cacher Germaine dans son lit. Elle se hisse dans le lit de Grete et se pelotonne au fond de la couche, à ses pieds. Dans le lit en-dessous, une femme inconsciente est en train de mourir. Quand les SS entrent dans la chambre, l’ethnologue du musée de l’Homme se raidit. Elle est cachée sous la couverture. Rien ne dépasse. Elle entend les bruits de pas de bottes. Le médecin et les deux officiers entrent. Leurs têtes sont au niveau de la couverture de Margarete. Un officier la reconnait. Un autre lui demande de quoi elle souffre. Le médecin ne lui laisse pas le temps de répondre et indique qu’il s’agit d’une septicémie. Ils repartent en regardant dédaigneusement la mourante. Grete découvre Germaine qui manque d’air sous la couverture. Elle apparaît, le visage rougi. Les deux femmes étouffent leurs rires. Kouri est sauvée. Le lendemain, Émilie n’aura pas cette chance.

Les mois de mars et d’avril sont terribles. Le régime nazi est en train de tomber et les liquidations se multiplient. Les allemands voudraient effacer les traces en brûlant tous les corps. Toutes les nuits deviennent des menaces. Les rafles se multiplient. Les massacres aussi. Une nuit Germaine et Anise pensent que leur heure est venue. Elles pensent que les militaires vont surgir dans un instant en brisant la pauvre porte en bois. Germain prend la main d’Anise et lui dit avec un sourire aussi réconfortant que possible : « Ma chérie, rappelle-toi que dans tout évènement humain, lorsque tout semble perdu, il reste 5 à 10% d’inconnu, d’imprévu. C’est la loi des sociétés humaines. » Cette nuit-là avait appartenu à ce pourcentage d’incertitude.

La vie dans le camp se dégrade et l’état de santé de Germaine aussi. Elle se retrouve au Revier. Elle a une fièvre qui la cloue au lit. Pendant plusieurs jours, elle dépasse les 41 degrés. Beaucoup la pensent sur le déclin. Il y en a tellement qu’on a vus partir rapidement après un séjour à l’infirmerie. Les massacrent s’accentuent et les départs pour les chambres à gaz deviennent incessants. Germaine elle-même sent ses forces la quitter. L’espoir a disparu, le corps lâche. Plus rien ne fait encore sens. La nuit du 15 mars 1945 pourrait être la dernière de Germaine Tillion. Cette nuit-là, je décidai de vivre, après délibération, avec indifférence, et tout en me moquant de moi-même à cause du culot qu’il y avait à imaginer qu’on y pouvait quelque chose. Je décidai en tout cas de faire ce qui me paraîtrait le plus sage au fur et à mesure des événements. Cette décision est la seule chose qui m’ait soutenue jusqu’à la libération, écrira plus tard Germaine Tillion.

Elle décide de vivre pour dire la vérité. C’est la force de cette décision qui lui donne sans doute l’énergie de traverser les horreurs de ce dernier mois à Ravensbrück, le Nacht und Nebel ayant un régime toujours spécial qui interdit leur libération. Germaine réussit pourtant à être emmenée par un convoi de la Croix-Rouge. Elles réussissent à passer les fouilles bâclées en faisant passer les documents que toutes leur confient, papiers, notes, bobines photographiques ainsi que son opérette, emportée par une autre. Elles quittent le camp de Ravensbrück en sauvant deux bébés français. Le 25 avril 1945 Germaine Tillion monte dans le convoi la menant vers la Suède. Le 10 juillet 1945, elle retrouve Paris.