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Eurydice mise en rondelle morale par un anonyme du XIVe siècle
lundi 19 janvier 2009, par
Poursuivant l’enquête sur Eurydice (et avant de me pencher, je l’espère, sur les livrets d’opéras), la pauvre est malmenée. Quasiment anonyme dans la tradition grecque antique, elle a la place difficile que l’on sait dans la tradition latine : sa mort (le rôle d’Aristée) et le tragique regard d’Orphée (le terme « tragique » est bien sûr ici comme suspendu parce qu’il demande à être discuté, précisé... mais dans une lecture blanchotienne que je suivrais sans doute un peu, ce regard sera articulé à la pensée du désastre).
La lecture médiévale est chrétienne. Le texte Ovide moralisé a été écrit par un anonyme clerc normand vivant à Angers. Marylène Possamaï-Pérez nous apprend cela dans son impressionnant livre-somme L’Ovide moralisé. Essai d’Interprétation (Honoré Champion éditeurs, 2006).
La translatio médiévale est pratique d’adaptation, enjeu d’interprétation et basculement en vue d’intégrer la doxa chrétienne.
La pratique est ainsi décrite par Marylène Possamaï-Pérez (et mériterait quelques rapprochements contemporains) :
« Ce qui s’opère, c’est le passage d’un texte à l’autre, d’une vision du monde à l’autre. Ce passage est un pont, donc à la fois un lien et un départ, une séparation. Le lien entre deux textes, leur parenté, est la conception de la métamorphose, vaste chez le poète latin, plus large encore chez le moraliste chrétien. La transformation permet l’avènement de la vérité chrétienne, au moyen de l’allégorie. » (p. 20)
Toujours est-il que le sort d’Eurydice n’amène guère de compassion dans cette lecture. Elle a même mérité ce sort car Eurydice (en tant que femme ?) est assimilée à l’âme humaine (pour ne pas dire Eve). La perte d’Eurydice est pour Orphée (assimilé à Jésus) une bénédiction car il dépasse les passions. Et, renonçant à la chair et au démon, Orphée peut désormais consacrer sa vie à l’enseignement de la foi chrétienne.
Dans un tableau, à la page 337, Marylène Possamaï-Pérez synthétise ainsi cet épisode d’ovidie moralisée :
FABLE...........................................ALLEGORIE
Orphée.......................................Christ
Eurydice......................................Ame humaine
Descente aux enfers......................Mort du Christ
Retour sur terre............................Résurrection
Plaine verdoyante.........................Eglise
Arbres, oiseaux, animaux...............Saint Pierre,
......................................les apôtres,
..............................puis tous les chrétiens
Chanson..............................Doctrine chrétienne
Harpe..................................Foi chrétienne
L’exposé moral qui suit le récit transposé dit en substance ceci :
« Par le dit Orpheüs peut on noter bon entendement raisonnable. Et par sa femme Euridice peut estre entendue la sensualité humaine. Lesquelx deux sont mariez ensemble. Mais par l’espouse qui a reffusé la pastour et a esté morse du serpent peut on entendre la creature humaine qui a delaissé vertu de bien et sainctement vivre pour soy habandonner aux mortels vices, dont elle est morse et occise et puis en enfer descendue et tourmentée. (...) Par quoy, selon la grant misericorde de Dieu, elle est rendue et remise de l’estat de pechié à l’estat de grace. Et puis, quant son franc arbitre ne persevère mye en sa repentance ne en son bon vouloir, mais regarde derriere soy en retournant à ses pechez et vices accoutumées, alors ’s’en retourne la dicte povre ame en enfer et y demeure sans jamais en revenir. » [1]
Euridice fautive, montrée du doigt littéraire qui condamne et damne éternellement.
Poussin se confronte-t-il à cet héritage-là. Car le tableau renverse la proposition morale et remplace au centre du tragique la figure sacrifiée d’Eurydice : cette position centrale, l’ombre qui avance, l’indifférence générale (à l’exception du pêcheur... qui est-il ?), et Orphée perdu dans les sphères d’un art poétique que Poussin vient cruellement mettre en peinture (une charge possible contre l’ut pictura poesis).
Toujours est-il qu’à ce stade du travail, je me suis enfoncé sur un terrain fort éloigné de ma proposition de départ. Je ne sais pas s’il sera finalement question dans cette communication à venir de cet anonyme normand vivant à Angers. Mais cette rencontre permet de mesurer ce qui sédimente un tel mythe, un tel personnage et permet d’envisager d’autres articulations, d’autres éclairages (situer la distance opérée par Poussin et les termes des relectures mythologiques au XVIIè, par exemple).
[1] anonyme, Ovide moralisé, édition critique de C de Boer, North-Holland Publishing Company, 1954, pages 257-258.