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La BNF, Eurydice, Nicolas Poussin et autres rencontres improbables
jeudi 15 janvier 2009, par
Partir ainsi, non pas l’assaut d’une citadelle, mais sur des chemins qu’on ne connaît pas encore, c’est accepter les bifurcations et les impasses, les petites joies d’une lecture, et les grandes déceptions de ses propres projections.
Le premier plaisir, c’est de retourner à la bnf, de retrouver ces tables immenses du rez-de-jardin, les bruits comme les silences. Cela faisait longtemps que je n’avais pu y mettre les pieds pour une séance de travail. Alors je cherche dans le catalogue, je fouine et commande une dizaine de livre pour brasser tout l’air de mes évidences. Et quand je me retrouve devant mes deux piles de livres, le bonheur est évidemment inégal.
Parce que la postérité d’Orphée et d’Eurydice est plutôt écrasante. De la littérature en passant par la philosophie, de la musique aux sciences plus ou moins occultes, le terrain de jeu est immense. Alors quand on tombe sur des ouvrages plus ou plus mystiques, on referme sagement le livre. On tapote sa couverture en se disant : voici la pile des livres consultés. Mais cela fait parti de ces premiers pas sauvages et brouillons pendant lesquels on laisse de côté la bibliographie plus incontournable pour laisser avancer un petit tohu-bohu. Alors on tombe sur des ouvrages extrêmement pointus (notamment en lexicographie virgilienne... le peu qu’on s’y attarde, c’est un vertige).
Et puis, tout à coup, c’est Nicolas Poussin qui se rappelle à mon bon souvenir. J’avais réservé à une autre séance l’investigation picturale, mais le tableau revient et insiste. Alors on le suit. Histoire de voir où il emmène. Le tableau, il faut être franc, je l’avais un peu oublié. Mais la manière dont il s’impose est telle qu’il ne reste plus qu’à céder.
Et comme souvent, c’est le tableau (et plus généralement l’oeuvre d’art) qui donne des pistes, qui ouvre la pensée.
Ici c’est ce tableau de Poussin qui permet de réfléchir autrement sur le geste Orphée : se retourner et regarder ce qui est interdit.
Parce que la question qui s’amorce en amont est celle de la « seconde mort » d’Eurydice, piste que l’on ne suivra pas : Eurydice est toujours-déjà-morte, même au seuil des Enfers. Elle ne meurt donc pas deux fois.
Le tableau de Poussin qui écarte l’arrière-plan d’Aristée donne une piste passionnante sur le regard d’Orphée. Chez Poussin, Orphée regarde ailleurs, Orphée n’entend rien au moment de la mort d’Eurydice. D’un désastre, l’autre. On commence donc à travailler.
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Et puis, au hasard des rencontres, un petit livre, et un auteur qu’on croyait ne jamais citer. Finalement si... et même de le faire ici même. On s’invente une bravoure. Mais ce passage touche juste. On y retrouve des articulations pour soi. C’est donc écrit à propos de ce tableau de Poussin, et plus précisément au sujet d’Eurydice.
En fait, vers elle tout converge et d’elle tout rayonne. Elle est l’irruption du drame, de la fausse note qui trouble un harmonieux concert. Lieu innocent de cette belle fresque où les hommes déploient leurs activités au sein d’une nature heureuse et heureuse, Eurydice est le point mort entre le mouvement journalier des hommes et le mouvement perpétuel du paysage qui va quitter le jour pour s’embarquer dans la nuit.
Après cela le travail continue avec ce sentiment fort que Poussin déplace les enjeux et donne à Eurydice une place qu’elle n’avait pas. Parce qu’Orphée en prend beaucoup. C’est évident, il brasse drôlement le garçon. Mais il y a aussi tout le poids du déni : on nie beaucoup le rôle, la place d’Eurydice. Son nom n’est pas cité dans de nombreux textes ; elle est sévèrement traînée dans la boue par les relectures chrétiennes (non pas Boèce comme je l’ai cru initialement mais un auteur anonyme : lecture de quelques extraits de Ovide moralisé, la prochaine étape sera de se pencher plus sérieusement là-dessus), etc. Dans ce tableau Poussin lui donne une profondeur puissante.