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chapitre 13 : 1948 (21 mai, le procès)

mardi 21 juin 2022, par Sébastien Rongier



1948
(21 mai, le procès)





Robert Alesch est rapidement arrêté au mois d’août 1945. Il est caché à Bruxelles. Les américains l’interrogent. Il est transféré à Paris. Le juge Donsimoni enquête déjà sur lui depuis un moment. Il a hâte d’entendre ce que l’abbé peut avoir à lui raconter. La première audition a lieu le 14 août 1945 après son incarcération en France. Geneviève Cahen et Renée Andry ont déjà été arrêtées et écoutées. Irma et Marie, les sœurs d’Alesch ont également été incarcérées et entendues. Les PV d’auditions se multiplient.

Lorsque le juge voit entrer Alesch, il constate que l’homme est fatigué. Passer d’une vie où le champagne coule à flot chaque soir à celle de fugitif recherché par toutes les polices alliées, n’aide pas à dormir sereinement, même si Alesch a toujours eu bon sommeil. La stratégie de l’abbé est simple. Il nie tout et cède un peu lorsqu’il voit que la contradiction est trop grande. Son système de défense ne changera pas. Il a toujours été un agent double au service des alliés et a participé à la libération de nombreuses personnes ou à la fuite de nombreux renseignements. Les auditions s’accumulent comme les signatures au bas des Lecture faite, persiste et signe. Dès qu’un nouveau témoignage apparaît, Donsimoni auditionne et questionne. Il récupère également tous les rapports qu’on lui envoie. Il fait venir Alesch dans son bureau, pose une série de questions auxquelles ne répond généralement pas Alesch. Il ne dit rien, ou parle à côté. Il discute les détails. Le calcul d’Alesch est simple. S’il parle de quelque chose, de quoi que ce soit, il se transforme en son propre accusateur. Si Donsimoni ne sait rien à propos de Tillion et de Gloria… Pourquoi en parler ? Pourquoi devancer l’interrogation et bientôt l’accusation ? Il ment et invente. Il a été victime d’un chantage et de pressions de l’Abwehr qu’il a retourné contre elle en devenant un résistant à l’intérieur de la machine nazie. Il espère renouveler le jeu, le double jeu de la période de l’Occupation. Mais le juge est simple et méthodique. Il interroge, trouve de nouveaux témoins, et questionne encore Alesch. Donsimoni recoupe les informations avec d’autres témoignages, y compris ceux des anciens cadres du contre-espionnage de l’Abwehr. Eux n’ont aucun scrupule à parler et à donner toutes les informations compromettant leurs anciens associés. Robert Alesch nie, dissocie, déplace, ergote. Il n’arrive pas à sortir de son rôle et n’en sortira pas.

Les inspecteurs Annede et Beaubouin contactent Germaine Tillion dès qu’ils apprennent son retour. Les enquêteurs fournissent à Donsimoni un rapport détaillé des agissements d’Alesch autour du réseau Gloria SMH. Jacques Legrand ne pourra pas être interrogé. Il est mort à Mauthausen en 1944. A la fin de ce rapport du 28 août 1945, Germaine Tillion indique : « Je suis prête à être confrontée avec l’abbé Alesch. »

En attendant les confrontations, le bureau du juge voit défiler une multitude de personnes qui ont croisé Alesch : Carpentier, Lemoine, Dessinge, Hiverlet et tant d’autres. Il est à peine étonné d’entendre René Richard, résistant à la SNCF, lui dire benoitement qu’il n’a rien soupçonné. Il a miraculeusement échappé aux mailles de la toile mortifère de l’abbé. Donsimoni remonte l’affaire du guet-apens de La Muette. Il interroge même Ernestine Moreau, la femme de ménage de la rue Spontini. Les rapports déclassifiés de l’OSS et ceux de la Section Spéciale apportent de l’eau à son moulin. Jeanine Picabia est devenue commandant à la DGER, les services secrets français à la Libération. Elle envoie un rapport au juge sur l’épisode Alesch. Quant aux interrogatoires des anciens agents de l’Abwehr, ils convergent tous vers une seule et même conclusion : Alesch était un agent rétribué du contre-espionnage nazi. Bleicher-Verbeck, Karl Schaeffer et Erna Huber le confirment. L’abbé luxembourgeois reste sur la seule ligne de conduite qu’il a adoptée depuis le début.

Le 31 mai 1946, Germaine Tillion est devant le juge Donsimoni. Elle est émue, non pas de se retrouver devant un juge qui enquête sur Alesch mais parce que le bureau de la Cour de justice où elle est accueillie, est situé rue Boissy d’Anglas. C’est dans cette rue que tout avait commencé pour elle au moment de sa rencontre avec Hauet. Sa déposition de huit pages commence justement par l’évocation du colonel Hauet avant de développer avec une précision redoutable les événements qui ont conduit à son arrestation, celle de sa famille et de ses camarades. Après cette longue déposition signée par elle, Robert Alesch entre dans le bureau pour une confrontation. Germaine est très calme. Elle en a vu d’autres. Elle sait surtout qu’elle n’est pas là pour elle mais pour Legrand et pour sa mère. Alesch n’a aucun regard pour Germaine Tillion. Il regarde le juge ou le tableau accroché face à lui. Quand arrive l’évocation de l’arrestation de Germaine gare de Lyon il déclare calmement « en ce qui concerne l’arrestation de mademoiselle Tillion, j’estime être étranger à cette arrestation. » Germaine ne cille pas et laisse le juge faire son travail. Il a préparé son dossier connaît désormais assez bien son interlocuteur. Donsimoni le met alors devant ses contradictions : il avait informé Reile. Alesch s’embrouille dans son argumentation et rappelle que sept personnes étaient au courant de ce rendez-vous du vendredi 13 août 1942, gare de Lyon. D’un signe de tête, Germaine demande à prendre la parole. « Je tiens à rappeler que seul Robert Alesch n’a pas été arrêté parmi ces personnes. Les autres ont été déportés et je suis la seule à en être revenue vivante. »

Cette confrontation est sèche et brutale et Germaine Tillion fait écrire en conclusion du PV de confrontation : « J’ai été arrêtée en même temps que ma mère, j’ai d’ailleurs été déportée en même temps que ma mère laquelle est morte au camp de Ravensbrück alors que moi-même je suis rentrée le dix juillet 1945. »

Germaine Tillion signe ce procès-verbal de confrontation. L’abbé griffonne en noir après avoir biffé le verbe signent « et l’inculpé Alesch refuse de signer ».

Tout est tellement transparent, pense alors Germaine.

Au terme de l’enquête, Donsimoni dénombre une cinquantaine de déportations et une trentaine de morts causées par Robert Alesch, sans avoir pu compter toutes celles qui restent dans le brouillard de l’Histoire. L’inculpation est celle d’intelligence avec l’ennemi. L’homme manœuvre jusqu’au bout pour rendre impossible la tenue du procès. Il joue la carte de la folie en signalant opportunément des tares psychologiques familiales lourdes. Les docteurs Faure-Beaulieu, Ceillier et Abely, trois médecins-psychiatres mandés pour expertiser la tenue psychologique de l’accusé, confirment la possibilité de la tenue du procès. Alesch jouera ensuite la carte diplomatique. Le Luxembourg réclame en vain le retour de son ressortissant. Lorsque le procès s’ouvre, tout le monde est étonné de voir l’attitude odieuse d’Alesch. Outre ses refus de répondre aux interrogatoires, il manœuvre pour juger la cour incompétente et échoue dans toutes ses tentatives. Sa défense ne variera pas mais le procès aura au moins la vertu de montrer l’arrogance de l’homme et l’absence de toute forme de morale pour celui qui a été formé par l’Église catholique.

Le 25 mai 1948, il est condamné à mort par le jury, après une heure de délibération. Le pourvoi en cassation est rejeté le 15 juin 1948. Son exécution est programmée le 25 janvier 1949 à 8 heures 55. Ce matin-là, Robert Alesch à 7h25 est réveillé. Il voit l’aumônier des prisons. Il écrit. A 8h35, il quitte la prison pour le Fort de Montrouge. A 8h55, le peloton exécute Robert Alesch. Le procès-verbal précise « sans incident ». A 9h20, il est inhumé au cimetière de Thiais.