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chapitre 12 : 1945 (2 mars, la mémoire d’Emilie)

mardi 21 juin 2022, par Sébastien Rongier




1945
(2 mars, la mémoire d’Émilie)




Un matin, toutes les prisonnières ne parlent que de cela. Pendant l’interminable appel, la nouvelle se murmure de bouche en bouche : il faut dire à Kouri que sa mère vient d’arriver. Les 18 000 femmes du camp cherchent Kouri. Immobiles, elles font circuler le message… jusqu’à l’oreille de Germaine Tillion qui passe de l’immobilité à la pétrification. Elle hurle intérieurement de savoir sa chère mère au milieu de cet abominable chaos. Elle peut supporter son sort à Ravensbrück. Mais pas Émilie. Pas elle. Pas sa mère. Après Fresnes et Romainville, la voici, arrivant le 3 février 1944, après un terrible voyage dans des wagons à bestiaux. Geneviève de Gaulle a immédiatement remarqué son beau visage. Cette nouvelle désespère profondément Germaine. Émilie, avec sa douceur habituelle a souri de bonheur en revoyant sa fille. Elle est vivante. Elle est là, devant elle, mal en point, mais vivante et alerte.

Germaine sait plus que tout autre que l’espérance de vie d’Émilie que tout le monde appelle désormais Irène, est très faible. Elle a 69 ans et des cheveux blancs étincelants. A la moindre sélection, elle partira. Il faut commencer par la cacher, cacher son âge, camoufler son apparence et rester à chaque instant aussi vigilant que possible. Germaine a réussi à faire modifier son âge sur les fichiers d’enregistrement. Irène aura désormais 59 ans. Il réussit ensuite à rejoindre sa mère qui a été affectée dans un autre block que le sien. Les deux femmes tombent dans les bras l’une de l’autre. Germaine s’efforce de retenir ses larmes tandis qu’Émilie sourit, radieuse et heureuse de tenir contre elle sa fille. Durant l’année qui suit, Germaine ira voir sa mère chaque jour malgré les interdits et les sanctions mortelles qui la menacent si d’aventure on la prenait en train de rôder dans un quartier du camp qui n’est pas le sien. Elle organise également sa protection avec les femmes du block d’Émilie. Elle est très vite reconnue et aimée. Chacun cherche à la rendre aussi discrète que possible, cachant sa chevelure blanche qui la rend immédiatement visible au milieu de la grisaille du camp.

A partir de l’automne 1944, la répression s’intensifie à Ravensbrück. Elle s’amplifie de mois en mois. Le débarquement des alliés en Normandie, l’offensive soviétique à l’Est, le complot raté contre Hitler, et bientôt les bombardements sur l’Allemagne, tout concourt à durcir la situation des camps. Germaine est très attentive à entourer sa mère d’un maximum de bonnes volontés. Au milieu des horreurs et du chaos, Émilie garde sa bienveillance à l’égard des autres femmes et prend sous son aile les plus fragiles. Elle voit l’énergie que Germaine déploie pour les maintenir la tête au-dessus de l’eau saumâtre du camp. Dans leurs conversations quotidiennes, volées au fonctionnement du camp, Émile raconte à sa fille la vie de son block, les personnalités qu’elle découvre et les horreurs dont elle est témoin. Elle lui avait souvent parlé de Claire, une jeune française avec qui elle s’était liée d’amitié. La jeune femme était lyonnaise et résistante. Elle avait été arrêtée par Klaus Barbie qui, obsédé par la capture de Virginia Hall, maltraitait violemment les résistantes pour leur extorquer des renseignements. Elle avait quasiment été laissée pour morte après un interrogatoire de Barbie. Envoyée à Ravensbrück, elle s’était remise sur pieds en récitant chaque jour des poèmes aux femmes de son block. Elle était agrégée de lettres et enseignait la littérature à Lyon. Elle connaissait par cœur toute la poésie française. Émilie se réjouissait comme les autres femmes de l’entendre réciter Verlaine, Du Bellay, Baudelaire et tant d’autres. Elle avait un faible pour Louise Labbé qu’elle déclamait avec intensité. Un matin, sans raison apparente, un groupe de SS avait lancé sur elle leurs chiens. Les rires avaient fusé. Les bêtes l’avaient mordue profondément. Au Revier, on n’avait pas voulu la soigner correctement. Les blessures s’étaient infectées. Elle était tombée malade et avait directement été envoyée au Jugendlader. Émilie savait que ce bâtiment signait son arrêt de mort. Clara était entrée dans la colonne des femmes désignées, soutenue par ses camarades. Elle ne récitait plus de poème. En racontant cela à sa fille, Émilie ne pleure pas encore. Lorsque Claire est arrivée au bâtiment de sa mort, elle n’arrivait plus à bouger, elle pouvait plus faire un pas de plus et obéir aux ordres. Ils l’ont immédiatement achevé à coup de bâtons. Germaine et Émilie pleurent ensemble.

A la fin de février 1945, Germaine est donc malade. Elle va en cachette au Revier pour se soigner. Elle y reste. Une nouvelle sélection approche. Germaine, à demi-inconsciente, est cachée sous le lit de Margarete. Tout le monde s’affole autour d’Émilie. Anise Postel-Vinay et les jeunes femmes qui l’entourent lui demandent de se cacher, lui mettent un foulard sur la tête pour cacher sa chevelure blanche. Elle refuse. Émilie regarde tendrement Anise.
« Anise, je ne vais tout de même pas monter sur le toit. S’il y a une sélection, je veux faire face à mon destin. Je ne veux pas que vous me cachiez.
— Mais je vous en supplie, il faut…
— Anise, rappelez-vous ce que je vous avais déjà dit, je crois… Il y a une chose qui me déplairait beaucoup, ce serait de mourir brusquement, sans que je me voie mourir. Je serais très déçue d’une fin comme celle-là. J’ai besoin de me voir mourir très tranquillement et d’aller à la rencontre de mon Dieu. »

Émilie sort doucement de son baraquement. Le foulard glisse. Les jeunes femmes l’entourent et la tiennent solidement pour passer le plus rapidement possible devant la sélection. Le docteur Winckelmann, médecin SS du camp, la remarque immédiatement. Il la désigne du doigt. Les soldats l’arrachent des bras d’Anise et de ses jeunes camarades. Émilie Tillion entre dans la colonne de la cheminée le 1er mars 1945. En partant vers la mort, Émilie offre un sourire et un geste d’adieu amical et doux à ses camarades.

Anise Postel-Vinay assiste impuissante à la scène. Une fois la sélection terminée et la colonne partie, elle se précipite vers l’infirmerie. Par la fenêtre, elle raconte à Margarete ce qui vient d’arriver. Buber-Neumann lui annonce la terrible nouvelle. Germaine Tillion est terrassée par la douleur. Elle cherche à rejoindre la fenêtre. Pour voir sa mère une dernière fois. Ses jambes sont trop faibles. Elle reste un long moment sur le lit. Grete croit l’entendre dire maman a été emmenée.

123 000 femmes ont été déportées et emprisonnées à Ravensbrück. 800 enfants seraient nés dans ce camp. 31 ont survécu, dont 3 enfants français. On estime à 30 000 le nombre de mortes à Ravensbrück. Parmi elles, Émilie Tillion, jetée dans une chambre le 2 mars 1945.