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chapitre 10 : 1943 (la prison de Fresnes)

mardi 21 juin 2022, par Sébastien Rongier




1943
(la prison de Fresnes)




L’arrestation de Germaine Tillion ne crée aucun émoi dans la gare de Lyon ensoleillée. Chacun détourne le regard, ou rentre la tête dans les épaules. Personne n’est dupe. Il s’agit de la police allemande. Et tout le monde comprend que la jeune femme qu’on arrête ce 13 août 1942 est une résistante. Elle garde son calme et n’oppose aucune résistance. Cela ne servirait pas à grand-chose de toute façon. Entre les deux hommes massifs et avec les militaires allemands qui pullulent dans la gare, elle n’a aucune chance de fuite. Elle est poussée dans une voiture qui démarre aussitôt. Elle l’a cherché dans la foule mais elle n’a pas vu Gilbert Thomasson. Elle a eu l’intuition de lui demander de rester en retrait. Elle espère que cela l’aura sauvé.

Elle est conduite dans les bureaux de la rue des Saussaies où l’attend un curieux comité d’accueil. Un gros officier allemand engoncé dans son uniforme. Il est assis et sue abondamment. Son bureau est encombré de papiers et de dossiers. Derrière lui, des hommes en civil sourient en voyant cette petite jeune femme frêle, cernée par des soldats armés. Elle est inquiète et sent une angoisse sourde monter. L’officier lui demande de prendre place sur la chaise face à son bureau. En s’asseyant, elle regarde le contentement hilare de ces hommes. Nous sommes bien un vendredi 13. Cette réflexion traverse son esprit et lui rappelle un conte Peul, celui des deux pêcheurs qui veulent rejoindre leur bateau. Le premier pêcheur constate que leur barque s’est éloignée de la rive.
« Il faut traverser à la nage pour aller chercher notre bateau.
— Si nous traversons à la nage, le crocodile va nous manger.
— Dieu est bon.
— Oui, mais si Dieu est bon pour le crocodile ? »

Cette histoire de vendredi 13 la fait sourire en regardant l’agitation des officiers nazis. Germaine Tillion s’entend dire sans sourciller devant ce parterre d’agents nazis Aujourd’hui, Dieu a été bon pour le crocodile. Les regards incrédules se retournent vers elle. Ils ne comprennent pas le sens de cette phrase mais constatent que la jeune femme est de nouveau droite et combative. Le conte Peul lui a rendu ses forces et son sang-froid.
Elle demande alors, pleine d’aplomb, pourquoi elle se trouve en leur compagnie. Plus aucun d’entre eux ne ricane désormais. L’officier en sueur lui signifie qu’elle est un agent ennemi et qu’elle se verra énoncer ses inculpations ultérieurement.
« Avez-vous quelque chose à déclarer ?
— Non, rien. Je ne comprends pas pourquoi je suis ici. Mes papiers sont en règle. Je suis une simple citoyenne. Il doit y avoir une erreur sur la personne. Je souhaiterai rentrer chez moi et contacter un avocat. »

Le soir même, Germaine Tillion passe sa première nuit en prison. Elle a été conduite dans la prison de la Santé et occupe la cellule 96 jusqu’au 13 octobre, date à laquelle elle rejoint la prison de Fresnes pour la cellule 326.

Son séjour à la Santé est rythmé par de nombreux interrogatoires. Elle nie tout en bloc. Constamment. Elle découvre au fur et à mesure des séances que les allemands savent beaucoup de choses. Germaine, elle, n’a aucune idée d’où vient la trahison. Elle préfère tout nier pour ne porter préjudice à aucun de ses camarades. Au fur et à mesure des interrogatoires de Rudolf Weinberger, elle constate que tout ce qu’il sait, Alesch le savait également. Elle se souvient très bien qu’au cours de sa première audition du 13 août, Weinberger avait téléphoné devant Germaine pour réclamer des renseignements sur l’arrestation de l’abbé. Elle avait craint pour lui. Ce n’est que quinze jours plus tard que l’officier lui indique qu’Alesch a été arrêté. Germaine Tillion hausse les sourcils, marquant son incompréhension. Il est interrogé dans la pièce à côté. Peut-être voulez-vous le voir ? Germaine avait décliné. Elle était repartie dans sa prison de la Santé, dubitative et incertaine.

Durant son incarcération, Germaine est soumise à un secret très strict. Tout lui est interdit. Pas de livre ni autre forme de lecture. Rien pour écriture. Pas de visite possible qu’il s’agisse de proches ou d’officiels. Aucun colis et interdiction de toute forme de promenade. Mais elle a un petit crayon qu’elle cache dans la couture de sa robe. Elle grappille des morceaux de papiers sur lesquels elle note tout ce qu’elle trouve. Elle continue de faire du renseignement et de noter tout ce qui peut être utile.
Ce n’est que le 23 octobre qu’elle apprend officiellement son inculpation. Dans le bureau 429 où elle est habituellement reçue par Weinberger, surgit un capitaine qui, après un salut réglementaire, égrène en allemand le chef d’accusation. Elle écoute poliment la litanie germanique, traduite par Weinberger : espionnage, hébergement d’un parachutiste anglais, aide aux ennemis de l’Allemagne, tentative d’évasion de détenus de Fresnes, terrorisme.

« Chacune de ces accusations peut valoir une peine de mort. Sachez-le. Mais nous ne sommes pas la police française ou les services anglais. Nous savons être d’une très grande clémence. » Devant l’absence de réaction de Germaine Tillion, Weinberger la relance : « Vous le savez, n’est-ce pas ?
— Non… mais sans doute… oui.
— Nous pouvons être indulgents avec les femmes… et plus particulièrement les femmes qui ont fait de l’espionnage. Nous savons ce que c’est, une fragilité d’esprit, la mauvaise influence d’un homme. Nous savons tout cela. C’est pourquoi nous pouvons vous relâcher très rapidement. Il faudrait juste nous aider un peu… et vous seriez libre. »
Après un court silence, un temps de réflexion, Germaine Tillion reprend la parole. « Oui, c’est très bien tout cela… et pour celles qui n’ont pas fait d’espionnage, vous faites quelque chose ? »

Dans la minute qui suit, Germaine quitte la rue des Saussaies pour regagner sa cellule de Fresnes. Elle n’a vu ni juge, ni d’avocat mais elle est officiellement inculpée. Elle peut désormais écrire au tribunal.
La vie quotidienne dans la prison de Fresnes est rude. L’été est chaud, l’automne déjà glacial et humide. Son régime carcéral s’assouplit. Progressivement, elle peut lire et travailler. Une vie s’organise. Une vie sociale d’abord. On se parle d’une tuyauterie l’autre. Lorsque le froid de l’hiver s’installe, l’humidité règne. Elle absorbe toute l’énergie et parfois une partie de l’espoir. Germaine découvre de nouvelles compagnes qui envahissent les murs de la prison : les limaces. Elles prolifèrent au milieu des prisonniers et de la rigueur de l’hiver. Germaine les regarde, et invente des courses de gastéropodes pour tromper l’ennui. Lorsqu’arrive la fin de sa mise au secret, Germaine est soulagée de pouvoir de nouveau lire et écrire. Son premier geste est d’écrire une longue lettre à ses accusateurs pour contredire et réfuter point par point toutes les accusations qui l’accablent. Son argumentation est aussi précise qu’ironique. Le temps est tragique mais elle trouve l’énergie du trait d’esprit, de la citation littéraire ou de la formule comme ultimes recours contre la barbarie. Ce double Cet esprit de sérieux, doublé d’un sérieux sens du mot d’esprit, Germaine le gardera jusque dans les replis de l’horreur. Elle écrira une opérette à Ravensbrück.

La première blessure arrive rapidement. Elle reçoit la visite de l’aumônier Stock qui avait accompagné les derniers pas de Vildé, Lewitski et des autres. C’est lui qui annonce à Germaine, le 12 janvier 1943, que sa mère, Émilie, a été arrêtée par la Gestapo et se trouve également à Fresnes. Elle est effondrée. Sa mère chérie est dans la même prison qu’elle. Monte alors un terrible sentiment de culpabilité. C’est ma faute, pense-t-elle. C’est à cause de mes actions. Je ne me le pardonnerai jamais.

Si Émilie avait eu accès aux pensées de Germaine, sans doute l’aurait-elle sermonnée comme une enfant en lui rappelant que si elle était cette Germaine vaillante et droite, c’était peut-être aussi grâce à elle, sa mère. C’est bien elle qui a éduqué ses deux filles sur le modèle de la liberté et des convictions. Germaine est le fruit de cette éducation et Émilie n’a jamais renié une seconde les actions de sa fille, comme les siennes.

Elles n’arrivent pas à se voir. Germaine sait qu’elle est dans un bâtiment en face du sien. C’est une torture et un réconfort. Bientôt, elles réussissent à échanger des lettres. Les autres prisonnières sont très impressionnées par Émilie et attristées de savoir qu’une mère et une fille sont dans la même prison. La question n’est pas seulement celle de la place des femmes dans la Résistance mais aussi du souvenir que l’on en garde, la mémoire que l’on forge de cet engagement. Lorsque deux générations de femmes se retrouvent enfermées et condamnées par le monde nazi, c’est la possibilité de conserver les traces de cet engagement qui est fragilisé. Elles savent qu’elles sont les oubliées de l’Histoire. Elles ont conscience que la prison efface mais elles n’ont encore aucune idée de la manière dont le nazisme conduit ce mouvement de disparition. Le 11 avril 1943, un événement survient. Elles se voient. Germaine et Émilie réussissent à se voir, à se reconnaître. Elles se sourient, et tiennent ce sourire pour cacher les larmes. Deux portes se sont ouvertes. Au milieu, un couloir, et au bout, deux femmes se tiennent l’une face à l’autre. Un hasard, une surprise, un bonheur inestimable pour elles deux. La surveillante allemande qui les connaît, leur laisse du temps. Elle regarde ailleurs et cache mal sa propre émotion. L’amour que se portent Germaine et Émilie n’est pas impalpable. Il est communicatif. Puis, les portes se referment. Elles ne se reverront plus en France d’autant qu’Émilie quitte au mois d’août la prison de Fresnes. Germaine espère sa libération mais elle apprend qu’elle a été déplacée à la prison de Romainville.

Germaine essaye de ne pas laisser la prison avoir une emprise sur elle. Elle redevient ethnologue et choisit d’étudier ce milieu carcéral. Elle utilise son énergie pour rédiger la thèse qu’elle voulait rendre avant la guerre. Elle noircit des pages autour des femmes algériennes avec qui elle a vécu. Elle réfléchit sur l’héritage méditerranéen, ce lointain monde d’Homère. Elle explore les arcanes de la vie carcérale, étudiant autant les inscriptions qu’analysant les modes de communications à l’œuvre dans cette architecture impossible. Les tuyauteries deviennent la nouvelle BBC et les doublures de vêtements, les lieux secrets pour passer des messages et des informations. Le sac à linge sale devient l’objet de communication par excellence. La doublure sert de transmission. Elle y reçoit les informations anglaises et y envoie sa correspondance.

A l’automne 1943, elle a quasiment terminé la rédaction de sa thèse. Il suffirait désormais de convoquer un jury pour la soutenance. Elle a également multiplié les notes de travail pour une réflexion sur la vie carcérale.

Elle quitte Fresnes brusquement, sans la moindre information du motif ou de la destination.