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chapitre 2 : 1940 (le Colonel de la rue Boissy d’Anglas)

mercredi 25 mai 2022, par Sébastien Rongier



1940 (le Colonel de la rue Boissy d’Anglas)



En remontant l’avenue du Grand Chêne en ce début d’après-midi, Germaine ne sait pas qu’elle inaugure une vie de cycliste particulièrement intense. Elle établira bientôt des logiques de trajets et des variations imperceptibles au cas où elle serait suivie. Là, elle part rejoindre les bureaux de la Croix-Rouge, adresse qu’elle a trouvée dans un annuaire. Après avoir longé la Marne vide de toute guinguette et le bois de Vincennes, Germaine file vers Bercy. Elle se dirige avenue de Breteuil dans le septième arrondissement mais elle veut voir à quoi ressemble Paris ce 24 juin. Elle bifurque en direction de la place de la Bastille. Elle est seule à tourner autour de la colonne de Juillet, comme une procession secrète, un hommage voilé au Génie de la Liberté qui aurait dû s’envoler et regarder en arrière, effrayé de voir les colonnes de militaires allemands défiler dans les rues de Paris, cherchant peut-être Walter Benjamin qui a fui Paris, emportant dans sa valise le manuscrit de ses Thèses sur le concept d’Histoire, et son ange terrorisé par le monde qui vient. Germaine décide d’abréger sa giration pour n’éveiller aucune suspicion. Elle voit une vieille coiffée d’un fichu bleu tirer une charrette vide, comme si elle portait avec elle le poids et la consistance du monde. Le soleil frappe les pavés parisiens. Elle traverse la Seine, de ne pas passer devant l’Hôtel de ville, sans doute rempli d’hommes en armes. Elle veut croiser le chemin de Notre-Dame et déposer à son passage une prière pour ses décisions à venir. Les rues se ressembleraient presque toutes dans ce vide infini des façades, des fenêtres cachées par des volets et des portes closes. Elle imagine que certaines échoppes ouvrent le matin pour vendre quelques denrées. Elle ne s’est pas préoccupée de ces détails en arrivant à Saint-Maur. Mais elle connaît le boucher et le boulanger. Il suffit d’aller les voir directement. Ses poignets tremblent en tenant le guidon de son vélo qui cahote sur la rue pavée. Le paysage est devenu un décor. Il s’y joue un monde incertain, vacillant, impossible. Elle se demande s’il arrive la même chose au cinéma. Quand on tourne un film, dans un décor construit pour les besoins d’un tournage, quand on arrive le matin pour mettre en place la journée de travail, tout est vide, suspendu. Tout attend l’agitation du monde qui s’invente sous le regard d’un cinéaste. Germaine sait que la comparaison s’arrête là. Aucun parisien n’attend de jouer la comédie de la trahison du monde.

De Saint-Sulpice à l’avenue de Breteuil, elle traverse des quartiers chics et méandreux, se perd un peu, sort un plan pour se repérer car il n’y a personne dans les rues pour la renseigner. Ces quartiers semblent vidés de leurs habitants. Le silence règne, ponctué des seuls chants d’oiseaux quand soudain elle voit au loin une colonne de militaires défiler au son d’une musique sommaire. C’est une forêt de fusils levés, portés sur l’épaule, formant une curieuse architecture de casques ronds et de verticales agressives. La masse vert-de-gris absorbe toute idée de couleur. Germaine reste en embuscade au coin d’une rue. Elle attend que la colonne miliaire se soit suffisamment éloignée pour poursuivre son chemin. Elle ne veut pas les croiser, moins par peur que par défiance. Elle finit par arriver au 52 avenue de Breteuil. La lourde porte d’entrée s’ouvre sans difficulté. Le logement de la concierge semble vide. Peut-être se cache-t-elle pour ne pas répondre aux visiteurs ? Une plaque de cuivre à l’entrée indique que les bureaux sont au premier étage. Elle prend les escaliers. Elle sonne. Personne ne répond. Elle recommence et attend un moment avant de se décider à entrer dans les locaux. Ils sont vides. Elle fait le tour des bureaux. Ils sont rangés mais laissés à l’abandon. La Croix-Rouge a cédé à l’injonction du départ. Elle est sans doute mobilisée sur d’autres terrains. Les volets ajourés laissent filtrer une lumière éclatante qui renforce le vide et le silence. Elle cherche le bureau de la direction pour écrire un mot. Elle veut s’engager, faire quelque chose, être utile pour ne pas laisser toute la place à l’ennemi. Car, à ce jour, Germaine a un ennemi déclaré. Tous les armistices du monde n’y changeront rien. Son ennemi reste l’envahisseur guerrier, les troupes allemandes et le pouvoir nazi. Bientôt s’ajoutera à cette liste le pouvoir collaborationniste de Pétain. Elle s’apprête à écrire une longue lettre pour appuyer sa demande quand elle entend retentir la sonnerie d’entrée, suivi de l’ouverture la porte. Germaine sort du bureau et se dirige vers la personne qui vient d’entrer, une élégante femme d’une trentaine d’année comme elle, portant une robe bleue serrée à la taille par une ceinture. Elle est coiffée d’un chapeau à plume, identique à la couleur de la robe. De toute évidence, la dame n’a pas fait de vélo pour rejoindre ces bureaux. Elle s’adresse immédiatement à Germaine.

« Bonjour Madame, j’aurais souhaité savoir si j’aurais pu offrir mon aide pour, je ne sais pas…
— Bonjour, excusez-moi de vous interrompre mais je suis comme vous. Je ne travaille pas ici. Je n’appartiens pas à la Croix-Rouge. Je voulais également proposer mon aide d’une manière ou d’une autre, et… et je n’ai trouvé que ces bureaux déserts. Il n’y a visiblement pas de concierge pour renseigner. Ces bureaux sont aussi vides que les rues.
— Vous avez remarqué !
— Oui, je suis venue à vélo, j’ai traversé Paris. Il n’y a personne. Tout est vide. Pas de transports en commun ni de voiture. Et aucune personne. J’ai l’impression que nous sommes les deux seuls être vivants dans cette ville, à part les colonnes de militaires allemands.
— Ne m’en parlez pas. C’est une horreur. Je suis très désemparée. Je pensais trouver ici une réponse. Je suis très déçue.
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Vous avez une idée ? Vers qui se tourner désormais ?
— Comme vous, je ne sais pas. Rien ne m’a préparé à faire face à une telle situation, dois-je avouer. By the way, je me présente. Je suis Suzanne de Crémy.
— Oh oui, bien sûr, Germaine Tillion. Je viens de rentrer à Paris avec ma mère et je pensais qu’une institution comme la Croix-Rouge serait de bon conseil. J’espère qu’à leur retour il ne sera pas trop tard.
— Oui, c’est assez déconcertant tout cela. J’ai un cousin du côté de mère qui m’a parlé d’un vieil officier très remonté contre la situation et qui voudrait reprendre en main une association d’aide aux militaires. Je ne sais pas. Ce pourrait être une piste à suivre. J’ai son téléphone. Si vous le souhaitez, le numéro est à votre disposition. »

Germaine bouillonnait. Tout ce vide l’exaspérait. Elle est heureuse de croiser quelqu’un qui soit dans la même démarche qu’elle mais elle ne peut s’empêcher de constater que la rencontre souligne une impasse. Une de plus. Mais ce téléphone est un signe, une porte de sortie. Il faut s’en saisir. C’est de toute façon le seul signe. Il faut donc prendre ce numéro de téléphone et contacter au plus vite cet homme. Suzanne prend alors congé après avoir recopié les coordonnées proposées sur une feuille de papier. Les deux femmes se disent adieu en se souhaitant mutuellement bonne chance. De nouveau, Germaine se retrouve seule dans ces bureaux déserts. En regardant l’écriture fine de Suzanne, elle lit le nom écrit par la jeune femme, le Colonel Paul Hauet. Elle a le numéro de téléphone sous les yeux. Rentrer à Saint-Maur pour appeler est inutile. Elle a des combinés sous ses yeux. Ils fonctionnent. Elle décide de passer son appel depuis ces bureaux. L’impératif est d’agir au plus vite, et ne pas laisser reposer cette nécessité sous des contraintes oiseuses. Elle pose la bakélite contre sa tempe, obtint le numéro qui sonne jusqu’au moment où une voix claire retentit dans son oreille Paul Hauet à l’écoute. Quel puis-je pour vous ?

Dans un souffle elle lui explique tout : la voix de Pétain, le retour à Paris, le vélo, les rues désertes, la nécessité d’agir, les bureaux vides de la Croix-Rouge, cette femmes croisée qui donne son numéro, l’appel et l’espoir d’une anfractuosité pour faire quelque chose contre le temps présent.

« Venez me voir à mon bureau.
— Quand ?
— Mais maintenant, Tudieu ! »

Pour rejoindre la rue Boissy d’Anglas, Germaine a choisi d’éviter la proximité des Invalides, de la Concorde ou de l’Elysée. Elle a fait un détour par le jardin des Tuileries, mais passée la Seine, elle se rend compte que le quartier est rempli d’allemands, bien loin de la quiétude du début d’après-midi. Les drapeaux nazis tâchent déjà de rouge et de noir les façades des immeubles. Elle cherche les petites rues pour éviter les grandes artères grouillant d’hommes en armes. En entrant à l’adresse indiquée par Hauet, elle monte au troisième étage de l’immeuble en pierre de taille. Lorsqu’il ouvre la porte, Germaine est surprise de voir un vieux monsieur, portant fièrement une longue moustache blanche fraîchement taillée. L’homme n’est pas très grand et porte un costume trois pièce sombre. Il fait entrer Germaine dans son petit bureau et l’installe sur un fauteuil. « Colonel Paul Hauet, pour vous servir » ajoute-t-il en faisant mine de rajuster une cravate à pois blanc impeccablement nouée. Il s’installe derrière son bureau. Sur les murs des vestiges de la guerre et d’un passé colonial qu’il lui racontera plus tard.

Germaine reprend les termes de leur échange téléphonique. Elle est en confiance. Pourtant tout les oppose. Tout devrait les opposer. Elle a 32 ans et travaille au musée de l’Homme après des années d’immersion ethnographique dans les Aurès. Lui est un militaire de carrière qui, après avoir quitté l’armée à cause d’une vilaine blessure à la jambe au cours de la prise de Sikasso en Afrique, se voit refuser sa réintégration alors que la première guerre mondiale éclate. Il a alors 48 ans et décide de devenir engagé volontaire comme simple soldat et finira colonel, bardé d’honneurs et de terrifiants souvenirs.
Tillion et Hauet se rencontrent à l’occasion de cette situation inédite et découvrent qu’ils ont en commun une idée de la patrie et de l’honneur chevillé au corps. Ils sont tous deux catastrophés par les choix de Pétain. Très vite un dialogue s’installe entre eux deux, un échange qui n’était pas censé naître entre ces mondes si distincts. Un sens aigu de l’honneur et une idée de la patrie qui rendait évident l’échange, au-delà de toutes les divergences.

Ce sera le constat de Germaine, cette entrée dans la résistance rebat les cartes politiques, sociales, générationnelles ou idéologiques. Les frontières tombent au nom d’une idée plus grande que les individus. Paul Hauet est un militaire dont l’existence repose sur l’obéissance et sur le goût de l’ordre. Or, c’est bien contre cette nature profonde qu’il se déplace. Au nom d’un honneur qui dépasse celui du corps militaire, le colonel Hauet fait exploser, à 74 ans, tous les cadres de son existence. Son patriotisme, matinée d’une germanophobie issue de la Grande Guerre, lui permettent de rencontrer Germaine Tillion et de s’engager sur les chemins aussi inconnus que dangereux d’une résistance qui ne porte alors aucun nom. Le sentiment antiallemand ne suffit pas à comprendre cette rupture, c’est d’abord l’occupation qui lui est insupportable. La défaite est une douleur intérieure, l’occupation allemande est un déchirement. Le collaborationnisme actif de Pétain deviendra une insulte quotidienne. L’ancien soutien de Foch avait une estime modérée pour Pétain mais espérait, comme les autres, que son arrivée aurait un effet galvanisant. Au lieu de retourner la situation, il l’a aplatie. Il l’a enterrée.

Germaine Tillion, à la suite de ses six années sur le terrain algérien, est devenue une observatrice redoutable. Son travail dans les Aurès lui a permis de découvrir les contours des sociétés traditionnelles et le cœur des comportements humains. Ses sens sont aiguisés, et plus qu’une opinion, elle se fait rapidement une idée des personnalités qu’elle croise au milieu de ce désastre. Ici aussi, elle est face à une absence de repères. Elle garde seulement en tête le repère qu’elle peut être pour elle-même. Elle a pris confiance dans son jugement et dans ses actions. Elle a étudié ce sens de l’honneur si particulier dans ces populations montagnardes héritières de l’antiquité méditerranéenne. C’est une autre forme de l’honneur qui s’impose à Paris, mais un même élan vers une idée supérieure aux hommes et aux femmes.
Germaine ne sait pas encore quoi faire, où diriger son énergie. Hauet lui explique que pour le moment l’action militaire est inenvisageable.

« Mais je ne pense pas que vous envisagiez cela, n’est-ce pas ?
— Certes, non, réplique Germaine, comprenant ce que le terme action militaire recouvre. Elle ne se voit ni avec un fusil entre les mains, ni lançant une grenade.
— Pour agir, il faut nous cacher. Pour nous cacher, il faut nous montrer. Je m’explique. Si nous voulons organiser quelque chose, aider nos alliés et combattre nos ennemis, il faut une façade officielle, une raison d’être, un déguisement crédible. Figurez-vous que je suis à la tête d’une association qui périclite un peu depuis quelques temps, une association qui aide les anciens combattants coloniaux, l’UNAC : Union Nationale des Anciens Coloniaux et français d’outre-mer. L’acronyme est un signe de sérieux. Mais j’ai d’ores et déjà pensé qu’on pourrait le modifier en UNCC, Union Nationale des Combattants Coloniaux pour brouiller les pistes. »

Germaine ne voit pas où il veut en venir. Elle attend la suite de ses explications.

« C’est une association d’aide aux anciens combattant. Si je la réactive, nous pourrons faire une pièce deux coups : aider les militaires d’aujourd’hui et d’hier, et avoir des actions plus souterraines sans éveiller les soupçons. Il faudrait trouver un local pour avoir une base d’action. J’ai des contacts de –ci de –là. Vous aussi sans aucun doute. Nous n’allons pas manquer de travail pour aider ceux qui n’ont plus rien, ceux qui se cachent. Et mener d’autres actions. Mon expérience m’a prouvé que, dans une guerre, le renseignement était primordial. Il faudra collecter des informations mais surtout trouver les moyens de les transmettre. Le reste s’inventera dans l’action.
— C’est exactement cela. »

Germaine est conquise. Elle aurait pu se précipiter pour l’embrasser. Elle comprend qu’elle a trouvé l’interlocuteur qu’il lui faut.

« Maintenant, il nous faut trouver une adresse. On ne pourra pas travailler dans ce pauvre petit bureau.
— Laissez-moi faire, réplique Germaine. Cela ne vous dérange pas si l’on quitte votre quartier.
— Pas une seconde. Vous avez sans doute remarqué comme il est devenu mal famé.
— Je vous appelle demain ou dans deux jours pour vous tenir au courant. J’ai une petite idée.
— Très bien mademoiselle. Je vois que vous ne vous en laissez pas compter, et je m’en réjouis. Rendez-vous dans deux jours ici-même, à 14 heures. »

Germaine voit le militaire derrière la silhouette chenue. Elle est enthousiaste et revigorée. Quelque chose se produit. Deux jours après, grâce à un ami de sa mère resté à Paris, elle a trouvé une adresse, et des bureaux à louer dans le onzième arrondissement. Elle déboule dans le petit cabinet d’étude de la rue Boissy d’Anglas en criant Victoire.

« Cher Colonel, j’ai trouvé ce qu’il nous faut pour l’UNCC, une adresse rue Bréguet dans le onzième, un immeuble d’angle entre Richard Lenoir et Saint-Sabin. Le bâtiment abritait auparavant la fonderie de Léon Figaret. Son nom figure toujours au frontispice de la porte d’entrée. Mais cette industrie du bronze a disparu. On partagerait le bâtiment avec une société spécialisé dans la fausse perle. Une fois le porche passé, le hall distribue les entrées dans les différentes sociétés occupant le bâtiment. Un bâtiment sur cour offre une sortie dérobée rue Saint-Sabin.
— Mais c’est merveilleux. Il faut aller visiter cela au plus vite.
— J’allais vous le proposer.
— Je prends mon imperméable et nous nous y rendons immédiatement. Vous ai-je déjà raconté que j’ai été élevé par mon grand-père qui avait été grognard dans l’armée de Napoléon ?
— Non.
— Comme vous voyez, j’ai de qui tenir. Je vous raconterai en chemin sa retraite de Russie. C’était effrayant. »

Ces bureaux de la rue Bréguet seront parfaits pour la seconde vie de l’association. Leurs rendez-vous seraient quotidiens au nouveau siège de l’UNCC. Hauet se révèle être un bavard impénitent, même s’il lui arrive de tomber dans une grande détresse devant les actions allemandes ou vichystes. Il lui arriver de rester enfermé dans de longues crises mélancoliques qui le rendent silencieux.
Un jour que Germaine trouve Hauet atteint par une nième loi édictée par Pétain, elle entend le colonel lui dire le ton grave

« Germaine, vous savez… notre défaite est d’abord intellectuelle.
— Comment cela ? C’est l’armée qui...
— C’est l’armée qui n’a pas su penser cette guerre, c’est notre École Militaire qui n’a su que se gonfler d’orgueil. Et enflée d’elle-même, elle n’était plus en mesure de garder les yeux ouverts.
— Mais...
— Non Germaine, l’armée française a été incapable de voir le temps présent, elle est restée immobile alors que devant elle c’est l’idée même de vitesse qui apparaissait. L’armée nazie s’est nourrie de la modernité qu’elle déteste pour la retourner contre elle. Elle a pris la vitesse comme modèle d’action alors que nous nous pensions Ligne Maginot. Tout était joué bien avant la construction du premier char allemand.
— Pardonnez-moi si je dis une bêtise mais c’est ce que pensait De Gaulle, non ?
— Oui, je suis allé relire ses écrits à ce sujet. Comme les autres hommes de ma génération, je l’ai un peu trop pris de haut. Il avait raison, au moins sur ce point.
— Il nous faut inventer.
— Oui, les généraux ont refait la guerre de 14 sans voir qu’on était en 1939. »

Il était reparti dans un silence de quelques jours. Quand il retrouve son énergie, Hauet poursuit son échange avec Germaine et part à la recherche de nouvelles actions, de nouveaux contacts. Les questions politiques n’ont jamais été à l’ordre du jour. Ce n’est pas une idéologie qui anime l’engagement de Germaine Tillion ou de Paul Hauet. Leur engagement sur le chemin de la résistance est d’abord une idée et un sentiment. Germaine trouve dans l’action une raison d’être. Le besoin d’aider et la nécessité de contrarier les valeurs mortifères à l’œuvre en dans son pays amplifie pour elle sa nécessaire présence dans les rues de Paris. Ceux qui l’entourent ont le même principe supérieur, mais ils ne partagent pas toujours les mêmes idées politiques. Tout aurait dû séparer Tillion de Hauet. Mais l’évidence d’une action contre l’occupant et contre l’esprit de défaite cimente une amitié et une admiration partagée. Le vieux militaire a une estime sincère pour l’audace et la droiture de Germaine. Elle n’est mue que par un profond désintéressement qui poussait vers des actions hors du commun. La jeune femme découvre dans ce vieil homme de plus de 74 ans un esprit de rébellion inégalé et une détermination inébranlable. Germaine lui a souvent dit que c’était le kairos, ce moment opportun qui réussit les êtres autour d’une morale d’action supérieure à toutes les divergences d’âge, de sexe, de religion ou d’idéologie. « C’est pour cela que De Gaulle est comme nous, ni plus ni moins. » a-t-elle ajouté en stupéfiant Hauet. Il faudra parfois un certain temps aux français pour comprendre que la politique de Pétain ne visait aucune forme de résistance contre les nazis. D’autres l’avaient espéré. Le gouvernement à Vichy met en place une collaboration active tant sur le plan politique que policier. Ceux qui espéraient une duplicité du vieux Maréchal allaient être obligés de constater que sa Révolution nationale prolongeait l’esprit du nazisme jusque dans ses racines les plus sombres.