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La question amateur. Entretien avec Bernard Stiegler

jeudi 30 juin 2022, par Sébastien Rongier

Nous étions le mardi 20 juin 2006 face au Centre Georges Pompidou, dans les bureaux de l’IRI que venait de monter Bernard Stiegler. Nous travaillions alors Pierre Dumonthier et moi à un numéro de revue, un livre peut-être, autour de la question de la pratique amateur, ainsi que sur la création d’une revue d’école d’art Josefine.
J’avais eu des échanges nourris avec Steigler au fil des années, entre les rendez-vous d’Ars Industrialis, le développement de l’IRI, les échanges avec remue.net et le séminaire de l’IRCAM. Des années foisonnantes.
Après cet entretien, les échanges avec Stiegler se sont prolongés au point de concevoir un festival pour Pompidou. J’étais allé assez loin dans les propositions et puis rien ne s’est fait.
Je crois qu’une petite partie de cet échange a paru dans la revue Josefine (sans avoir été consulté, m’étant éloigné de cette revue et son projet).



Bernard Stiegler © Philippe Matsas/Leemage




La question amateur. Entretien avec Bernard Stiegler








Sébastien Rongier

Pour commencer, peut-être de s’entendre sur le terme amateur. Au delà de son histoire et de son actualité, vous demander ce que vous entendez par le mot amateur, notamment avec le concept d’otium que vous mettez au centre de cette question ?



Bernard Stiegler


D’abord pourquoi est ce que je m’intéresse à cette figure de l’amateur ? C’est ce qui va nous conduire à répondre à votre question.

Je m’intéresse à ce que j’appelle « le fait esthétique total ». J’entends par là qu’un fait esthétique est un circuit dans lequel il y a une œuvre ou des œuvre, ou un dispositif – qu’en général on appelle une œuvre. Il y a en principe l’auteur de cette oeuvre. Et, il y a un destinataire ou des destinataires. Je pense que si on veut comprendre ce qui se passe dans ce qu’on appelle parfois l’expérience esthétique, il faut décrire tout le circuit.

On ne peut pas se permettre soit de rester dans l’œuvre, soit de rester du coté de l’auteur ou du destinataire. Il faut décrire tout le circuit. Ce circuit je lui ai donné un nom. Je l’ai appelé le circuit de l’exclamation. C’est par ailleurs un circuit du désir. Pour moi, les œuvres ne sont pas simplement des œuvres d’art. Les œuvres sont plus généralement des tenseurs du désir. Ce sont des choses, ou des gens d’ailleurs, qui tendent le désir. Ce sont des intensificateurs du désir.

Cela m’a amené à les réfléchir en termes d’organologie minérale : avec le temps, les circuits du fait esthétique total se transforment pour des raisons organologiques. Les magnétophones ont par exemple transformé le rapport au son. Ce n’est plus le même rapport qu’avec la seule notation de la musique. De même, la photo a changé beaucoup de choses dans la manière de regarder, etc.

Il y a donc des circuits organologiques articulés sur des circuits sociaux. Ces circuits constituent ce que j’appelle des affections de rôle esthétique (au sens où Rancière parle de partage du sensible, sans aller plus loin ensemble avec ce concept).

Cela étant dit, le fait esthétique total désigne un circuit sur lequel circulent des affects. Pour moi, les affects renvoient toujours, d’une manière ou d’une autre, à la filia, c’est-à-dire à ce qui se traduit en français par aimer. J’aime ou je n’aime pas, comme disait Roland Barthes. Une expérience esthétique passe toujours, de près ou de loin, par cette expérience.

Il m’arrive souvent de dire : « ça m’intéresse ». Mais je ne me demande pas si j’aime ou si je n’aime pas. Je pense que c’est une question absolument nouvelle dans l’histoire de la vie esthétique. Je me trompe mais c’est en tout cas une sacrée question.

Je me suis mis à m’intéresser à l’amateur pour plusieurs raisons. D’abord parce que je pose un public ou plus précisément un destinataire. Parce qu’un public donne un coté espace public collectif.

Le destinataire d’une œuvre est inscrit sur ce circuit organologique. Il est destiné, si je puis dire, par une œuvre parce qu’il est placé sur un tel circuit. Et ce circuit est un circuit de l’amour. Appelons cela le circuit de l’amour de l’art. Cet amour de l’art, c’est ce que l’on peut appeler l’amateurat. Il a une histoire, une histoire qui m’intéresse. D’abord parce que je pense que ce qu’on appelle l’histoire de l’art est née avec l’amateur d’art. Je prends le mot d’amateur d’art plutôt dans le sens de collectionneur que de celui qui fréquente. Ensuite, dans les circonstances extrêmement massives de l’histoire de l’humanité, le fait artistique comme fait de participation à l’art a commencé par ce que dit Bakhtine à propos du carnaval. Il y a une division du travail qui s’est faite tardivement entre les artistes et leur public. Mais il y a des sociétés entières où ce truc n’a aucun sens. Cela n’a pas de sens en Afrique traditionnelle, en Papouasie, ou dans la plupart des société pré-urbaine. Cela n’a ici pas de sens de séparer un artiste de son public. Cela ne veut rien dire. Ces moment-là sont des moments cultuels, des moments où l’art est lié à des cultes, à des rites ou à des fêtes. Ce sont donc des moments éminemment sociaux. C’est ce que j’appelle des synchronies sociales, des moments où les gens se retrouvent, constituant une callendarité supplémentaire. Ou bien, ce sont des moments de soins très particuliers, comme par exemple le chaman qui va soigner une maladie, une possession. Ici tout un appareil esthétique se met en œuvre parce que c’est comme ça que le soin va être produit. C’est ce qui va soigner les gens comme les candomblé au Brésil etc. Ces choses-là existent toujours, y compris dans les pays industrialisés.

Il se trouve que nous les occidentaux qui vivons dans des mondes modernes voire « postmodernes » ou « hyper modernes » (mots auxquels je mets des guillemets), nous vivons dans un monde tout à fait différent, un monde fait de divisions : nous considérons les figures du public d’un coté, et l’artiste de l’autre. Entre les deux, il y a beaucoup de médiation que je ne vais pas détailler (les professeurs d’art, etc.). Cette division des rôles, j’appelle cela une instanciation des rôles. Nous avons tendance à les naturaliser et à penser qu’il faut regarder les oeuvres d’art de cette manière.

Mais c’est une finalité très récente. Il y a très peu de temps qu’on regarde les oeuvres d’art ainsi. Même au dix-huitième siècle, les gens n’accédaient pas du tout à la musique de cette manière. Ils accédaient toujours à la musique dans des conditions festives ou cultuelles. Ils n’allaient jamais au concert. Cela n’existait pas les concerts. C’est très très récent cette idée de réunir des publics pour aller à un spectacle. Cela apparaît avec le roi soleil. Ce sont des circonstances tardives. Elles sont liées à une évolution de la vision du travail. Il faudrait également penser cela dans une évolution de la vision du travail : les gens qui travaillent dans les usines, la transformation de l’artisanat, etc. C’est toute une mutation sociale qui introduit cette transformation. Cela va s’aggraver considérablement et véritablement muter à la fin du dix neuvième siècle, et surtout au vingtième siècle avec l’apparition des industries culturelles qui vont véritablement mettre une barrière entre ce qu’on appelle maintenant la production du fait esthétique et ce qui va malheureusement devenir sa consommation. Je dis malheureusement car un fait esthétique n’est pas consommable. C’est ce qui va produire une situation d’impossibilité d’accès. Je considère en effet qu’aujourd’hui, dans une très grande majorité des cas, on n’accède plus aux œuvres, y compris moi. Je vais vous donner un exemple qui choque beaucoup Pierre Boulez quand il m’entend parler comme ça. Quand j’étais à l’IRCAM, j’allais souvent à des concerts. Cela faisait partie de mon travail de les organiser. J’entrais dans la salle, j’écoutais une œuvre. Je n’étais pas disponible du tout pour l’écouter pour la première fois. Pour moi, il aurait fallu l’entendre vingt fois pour pouvoir commencer à rentrer dedans. C’est une expérience d’amateur de musique. Je sais qu’il faut du temps pour entrer dans les bonnes musiques, tout comme il faut du temps pour lire les bons poèmes, et découvrir les bonnes œuvre en général. Une oeuvre peut vous sauter à la figure. Mais c’est assez rare. Ce qui est plus courant, et ce sont les œuvres qui comptent le plus pour moi aujourd’hui, ce sont des œuvres dans lesquelles j’ai eu du mal à rentrer au départ. C’est aujourd’hui quelque chose de très important dans mon existence. J’ai cinquante quatre ans. Je vois bien qu’il y a des œuvres qui ont tenu la route et ce sont celles qui m’ont demandé du travail.

Je parlais de l’IRCAM parce que je pense que c’est un des grands problèmes de la musique contemporaine que d’avoir à faire à un public qui est soit un public de professionnels c’est-à-dire des gens qui sont dans le business, des producteurs qui viennent là pour prendre des idées ; soit, pas de public du tout parce que le public n’est plus qualifié pour aller écouter certain types de musique.

Pourquoi ? Tout simplement parce que la musique savante, au dix-neuvième siècle, par exemple, s’adressait à des non professionnels mais qui étaient tous musiciens. Les gens qui allaient écouter des concerts à la salle Pleyel en 1880 pratiquaient tous la musique. Autrement dit, c’étaient des musiciens amateurs. Je pense qu’alors les situations de réception des œuvres, les situations d’expériences des œuvres étaient toujours cadrées par des pratiques. Elles n’étaient pas forcément artistiques. Elles pouvaient être religieuses, politiques, militaires. Mais elles s’inscrivaient dans des pratiques, c’est-à-dire dans des schèmes opératoires et moteurs. Il y avait des schèmes sensori-moteurs qui faisaient que la perception se produisait à travers une action. Cette action pouvait consister à réciter un Pater. Je pense que la situation de passivité absolue dans laquelle nous sommes a été induite tout récemment, en particulier par l’industrie culturelle En musique, c’est très clair, la radio a cassé la scène de participation. Le jazz, par exemple, se dansait. Et puis à un moment donné avec la radio, on s’est mis à écouter du jazz sans plus rien faire. Ceci a évidement des avantages. Proust parle du musée comme une espèce de sanctuarisation, comme une nouvelle expérience de l’art. Malraux en parle aussi. Cela apporte aussi de nouvelles expériences esthétiques. Elles m’ont énormément intéressé. Au départ, mon espace de travail, c’est la technique. J’ai beaucoup travaillé sur la reproductibilité. Je suis surtout entré dans la musique par le jazz (Charlie Parker est devenu musicien par la radio). Je ne suis pas en train de dire que ces médiations culturelles conduisent inévitablement à la destruction de l’expérience esthétique. Je dis que cela crée de nouvelles expériences esthétiques.

J’ai été musicien de jazz, mais j’ai surtout été amateur de jazz. Je voulais jouer de la musique de jazz. Ce n’était pas pour devenir créateur de jazz, je savais bien que je n’étais pas du tout capable. Non, c’était pour pouvoir rendre ce que j’entendais quand j’écoutais de la musique. Comme je n’étais pas bon, j’ai fini par laisser tomber. Je me suis mis à chanter. Mais je ne chantais pas pour devenir chanteur mais j’avais besoin de chanter ce que j’entendais pour le donner à entendre aux autres. Et comme je n’étais pas un bon chanteur non plus, je suis devenu DJ. J’avais une discothèque – j’ai monté un bistrot qui m’a d’ailleurs envoyé en prison parce que c’était un bar de nuit. Mais j’ai monté ce bistrot parce que mon truc dans la vie c’était de faire écouter aux autres ce que j’entendais (et donc ici en manipulant des platines). Ce que je veux dire, c’est que l’expérience esthétique est l’expérience d’un don et d’un contre don : je reçois quelque chose, j’ai besoin de le rendre.

La figure de l’amateur m’intéresse à cause de cela, à cause de ce don et de ce contre don. Vous savez ce que dit Plotin de l’amour : aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas. On donne donc quelque chose qui nous déborde. Cela passe par nous. On le fait circuler.

L’amateur, c’est celui qui donne quelque chose qu’il n’a pas. Il est inscrit dans un circuit de don et de contre don. Et là, j’entends l’amateur aussi bien au sens du musicien amateur, du comédien amateur, etc. que l’amateur-collectionneur-fréquentateur.


Sébastien Rongier

Mais ici précisément on glisse progressivement d’un terme à l’autre, de l’amateur au sens initial du terme (l’amoureux qui n’est pas un professionnel) à la figure de l’amateur comme pratique permettant de retrouver une forme de participation effacée, la pratique disparue qui s’inscrivait dans un circuit.


Bernard Stiegler

Oui. Mais moi, je voudrais ne pas les séparer ces deux figures. Je comprends que c’est pas si simple que ça. Mais c’est ce qui m’intéresse. C’est ça mon chantier. Un véritable amateur, dans le premier sens du terme comme dans le second, c’est celui qui a besoin de participer au fait esthétique de près ou de loin. Cela peut passer par une critique dans un journal, ou un cour. J’ai fille de sept ans. Elle a une institutrice qui est formidable. Elle fait faire des travaux sur l’art, sur la photo… A mon avis, c’est une amateur. Et elle travaille aussi avec les mômes pour pouvoir satisfaire son bonheur. Que fait-elle ? Joseph Beuys dirait de la sculpture sociale. Pour moi, un amateur c’est un sculpteur social. Il peut sculpter de différentes manières. Cela être aller copier des oeuvres dans les catalogues. J’ai fais ça quand j’étais petit. J’ai fais des faux Cézanne des faux Van Gogh. Enfin ! Des faux ! Je ne voulais pas faire des faux, je copiais. Et j’ai constaté que je regardais infiniment mieux en copiant. Je voyais tout à coup ce que je ne voyais pas quand je ne copiais pas. Donc, je me suis mis à le faire. Ce n’était pas pour devenir peintre. Mais je savais que mon oeil voyait avec les mains et que j’avais besoin de manipuler de la pâte, de la couleur. Il fallait que je me confronte au truc pour pouvoir rencontrer finalement ce vert-là, comment il se produit et comment ce vert-là se met à coté de telle ou telle couleur. Quand on a besoin de le refaire tout d’un coup on est confronté à des problèmes techniques qui nous font découvrir des choses.

Pour moi, faire ça, c’est déjà d’une certaine manière être un peintre amateur. Ou bien dire « je vais écrire sur Pascal Convert », ce que j’ai fait récemment. Il y a un texte qui n’est pas encore publié mais qui va sortir bientôt sur Pascal Convert. Pour moi, c’est la même chose. Quand je regarde les œuvres de Convert, j’ai besoin de les mettre en mots parce que c’est devenu mon amateurat à moi, les mots. J’y suis plus à l’aise qu’avec les instruments de musique ou les couleurs. Je suis devenu entre guillemets un « amateur professionnel ». Pour moi ? il y a les amateurs-amateurs et les amateurs-professionnels. Il y a des professionnels qui ne sont pas des amateurs. Ceux-là il faut les flinguer. C’est la peste. Il y en a beaucoup. Ce sont ceux qui n’aiment rien. L’amateur c’est celui qui aime.

Après, cette question de l’amateur (peintre musicien écrivain) et l’amateur qui est collectionneur, vous avez raison, ce sont clairement deux figures différentes. Mais en même temps, je veux aller le plus loin possible car c’est le même mécanisme qui se joue dans les deux. Quand vous regardez un amateur collectionneur, que fait-il ? Il agence des choses. Il est déjà dans une manipulation. Il est déjà une espèce de peintre amateur. Parce qu’il dispose d’un espace, il prend des décision, il travaille une matière. Il se constitue un public, y compris lui-même en tant que public. Et ça c’est très important. Je vous disais que je suis devenu DJ, que j’avais une boite de nuit, que je passais des disques de jazz ou que je faisais venir des musiciens. Mais avant de faire tout cela, avec mon frère aîné et toute une bande de copains, on organisait des week-ends entiers où on écoutait tout Coltrane sans arrêter. On commence à huit heures du matin le samedi et on termine tard dans la nuit le dimanche. On faisait des performances, des expériences. C’était déjà des collectifs. Pour moi, c’était de la sculpture sociale. On ne prenait pas les disques dans l’ordre chronologique. C’était déjà du montage. C’était déjà du fait esthétique.

C’est en ce sens-là que je ne veux pas opposer les deux figures.

Maintenant il faut clairement les distinguer.

Il y a par exemple une figure historique Frédéric 2 de Prusse, grand commanditaire de musique, mécène des musiciens de son époque. Il est aussi un musicien. Evidemment on ne le voit pas comme un musicien. Mais c’est édité. Comment se fait-il qu’il était également un musicien ? Parce qu’en fait tous ces gens là étaient musiciens de près ou de loin. Cela faisait partie du mode de vie noble, non pas au sens de noblesse mais de savoir vivre, à un moment donné, pour se consacrer à ces pratiques que les romains appelaient les pratiques de l’otium.

J’ai dit, dans un livre, un peu pour emmerder les marxistes dont je fais partie (je revendique cette filiation, en tout cas marxienne sinon marxiste), qu’il y a un otium du peuple. C’est une manière de faire un grand bras d’honneur à Marx : d’accord pour l’opium du peuple… et l’otium du peuple alors ?


Je l’ai combattu à mort l’opium du peuple quand j’étais gamin. Je répétais ce que disait Benjamin Péret « quand on rencontre un curé il n’y a qu’une chose à faire dans la vie : lui cracher à la gueule ». Maintenant quand j’y pense, je me dis « mais quelle horreur ». Ce que j’étais anti-clérical.

Aujourd’hui, vous allez à l’église d’Arrezzo et vous voyez les stations de Giotto : les fidèles y sont venus là pendant des siècles. Ils ont pratiqué la peinture comme ça. Et c’était aussi leur otium. Ils chantaient, ils avaient un rapport au chant religieux. Je pense qu’une société a absolument besoin de développer des pratiques populaires d’otium.

Je parlais tout à l’heure des candomblés. Ceux qui se maintiennent encore viennent d’Afrique avec une tradition très compliquée du Brésil, parce que le Brésil c’est une stratification de toute sortes d’influences venant du monde entier, en passant par la scène rituelle traditionnelle.

De l’église décrite par Proust, en passant par l’orphéon bourgeois, ou l’orchestre du coron, le patronat social du nord qui fait bosser les ouvriers mais qui développe une fanfare, c’est ce qui développe un otium du peuple, c’est-à-dire des pratiques sociales, des pratiques esthétiques de participation où les gens apprennent quelque chose et développent des goûts ou un jugement. C’est ce que le nouvel opium du peuple qu’est la télévision, a détruit. Ce n’est pas seulement la télévision, mais c’est tout un dispositif. Appelons cela l’industrialisation de la culture qui a fait de la culture une fonction essentiellement d’organisation de la consommation et donc de destruction de ces pratiques parce que ces pratiques sont contradictoires avec nos habitudes de consommation. Voilà, c’est là que la figure de l’amateur m’intéresse. Et du collectionneur à l’amateur au sens fort, il y a toute une palette après qui se décline.


Sébastien Rongier

Nous rejoignons précisément le fil conducteur envisagé, passant d’une question esthétique générale posée pour les définition de l’amateur – je pense qu’il est important de garder au plus vif cette définition plurielle de l’amateur – à un enjeu politique. Mettre au centre de la question amateur un enjeu de désir (et l’articulation à votre pensée de la libido), c’est violemment poser la problématique de la consommation. La figure de l’amateur est ici vitale et déterminante car on découvre, ou redécouvre, avec elle l’idée d’une pratique perdue, une pratique qui s’opposerait à la passivité contemporaine. La pratique amateur n’est-elle pas un enjeu politique déterminant, et surtout comment l’inscrire dans ce champ et provoquer un engagement politique à ce sujet ?


Bernard Stiegler

La question des pratiques amateurs se pose aujourd’hui à nouveau frais. J’ai fait faire une recherche. Pour travailler de manière systématique, j’ai fait faire une recherche par plusieurs personne sur ce qui s’est soutenu comme thèse au cours des cinquante dernières années à ce sujet. Zéro. Il n’y a rien du tout. C’est une question tabou, très déconsidérée. Je parlais avec Boulez récemment. Je me suis fâché avec lui parce qu’il considère que c’est une question nulle et non avenue, voire méprisable. Il y a eu une espèce de dénégation de cette figure de l’amateur qui a coïncidé avec une destruction de cette figure.

Je vais toucher ici à des choses compliquées qu’il faut manipuler avec des pincettes. Je ne sais pas s’il faudra le publier. Mais cette dénégation est liée à la professionnalisation des amateurs avec les intermittents du spectacle. Une grande partie du problème des intermittents, c’est la professionnalisation des amateurs. C’est une vraie question.

Cette question de l’amateur a été refoulée.

Elle a été refoulée par le système des industries culturelles qui a structurellement besoin de les détruire. Car l’amateurat est le contraire même de ce qu’est une industrie culturelle. Si on en avait le temps, je parlerais de Glenn Gould, parce qu’il avait un discours très intéressant sur cette question, notamment sur la chaîne hifi comme instrument de musique et d’écoute.

D’autre part, il y a une complicité de… appelons les « les professionnels de la profession ». Ils se sont bien entendus pour finalement se débarrasser du public.

Le public est toujours chiant. Le public est par nature emmerdant. Moi, je considère que ce sont les emmerdements que me cause le public qui me font travailler. Le public est toujours un problème. Le public est bête, je suis toujours agacé par les publics. Mais en même temps, c’est la bêtise du public qui me renvoie à ma propre bêtise. La bêtise du public c’est celle que suis capable d’expérimenter en moi-même. En tous cas il y a eu une espèce de conjuration des imbéciles et des industriels pour éliminer cette figure qui est embarrassante. L’amateur est une figure embarrassante.



Sébastien Rongier

L’amateur devient l’impensé du professionnel.


Bernard Stiegler

Absolument. Je pense que cela devrait être sa profession de foi. Mais il y a quelque chose qui s’est produit. Un grand dérapage. J’essaie de penser organologiquement les profondes mutations techniques économiques industrielles. Elles sont très peu pensées, pour ne pas dire pas pensées du tout. Sauf par quelques personnes. Benjamin pensait la chose, mais il y en a peu.

Aujourd’hui la question revient. Pourquoi ?

Il y a de nombreuses raisons, y compris une expérience de ce qu’on appellerait la kénose c’est-à-dire l’expérience du vide. Nous sommes tout de même dans une situation un peu limite aujourd’hui. Et à tous points de vue : économiquement, politiquement, artistiquement, philosophiquement, scientifiquement. Ca ne va pas bien.

Une autre raison explique ce retour, raison qui explique la première. Nous vivons ce que j’appelle une situation de misère symbolique. Nous y sommes tous exposés. Ce n’est pas simplement les gens des banlieues. C’est une misère de vivre dans une société qui est partitionnée. Cela me rend toujours malade de penser que je fais des expériences qui concernent moins de un pour cent de la population française, parfois mois de zéro virgule un, parfois moins de zéro virgule zéro zéro un… C’est un problème. C’est une situation que je ne peux pas accepter. Ca a toujours été comme ça d’une manière ou d’une autre. Mais je pense que c’est structurellement inacceptable. Et si on se satisfait d’une telle situation, c’est qu’on a tout lâché. C’est ce que je disais des professionnels qui n’aiment plus rien. C’est ça qui induit également une situation de misère symbolique. Elle a consisté à structurellement détruire les circuits de pratiques d’amateurat, au sens le plus large du terme. Pourquoi ? Parce que ces circuits de pratiques créent des singularités. Et les singularités sont ennemies des économies d’échelle. Or les économies d’échelle, c’est ce qui fait la consommation. Il faut donc que la consommation détruise les singularités. Il faut faire du standard, du prêt à porter, du prêt à consommer, du prêt à goûter avec des goûts tout fabriqués par un système qui est là pour vous dire « cette année c’est ça qu’on aime ». Ca s’appelle les tendances. Le problème ce n’est plus le goût mais les tendances. Le goût se fabrique, bien entendu. D’une certaine manière, un artiste fabrique du goût. Sauf l’artiste qui fabrique du goût en allant au bout de son propre goût, comme la singularité de son propre goût. Tandis que fabriquer des goûts comme tendance, c’est trouver des goûts avec ce qu’on appelle des renifleurs. C’est tout un métier. C’est trouver des créneaux pour pouvoir exploiter un moment donné telle symptomatologie sociale que l’on va pouvoir viraliser : il y a des gens qui se foutent des trucs dans le nez. Bien ! On va faire un marché. D’où le développement du tatoo et du piercing. Il y a des gens qui ne font qu’étudier ces trucs : il y a là un créneau, on va l’exploiter pendant trois cinq ou dix ans, jusqu’à épuisement. Il y a clairement de telles tendances dans l’art contemporain, comme il y a un marché, y compris le marché de l’art contemporain qui s’est mis en place en systématisant cela avec un vocabulaire et une technicité.


Sébastien Rongier

Non seulement un vocabulaire et une technicité, mais le monde du marketing contemporain a développé de nombreux indices statistiques. Aujourd’hui, il y a dans les instituts de sondage des outils qui calculent et catégorisent ce qu’on appelle le bruit médiatique.


Bernard Stiegler

C’est ce qu’on appelle le buzz.

Il y a des marchands d’art, des collectionneurs qui sont seulement des business man. Eux exploitent leur situation performative. Monsieur Pinaud, par exemple, l’exploite pour faire du fric parce qu’à partir de là, il peut amortir ses choix. Ici l’amateur est également devenu un professionnel de l’exploitation du marché de l’art. C’est en fait un collectionneur qui n’est plus amateur, mais un business man qui a des techniques pour fabriquer.

C’est un champ extrêmement complexe car on ne peux pas dire qu’il n’y a rien d’intéressant dans tout ce qui circule sur ce marché. Tout le problème est là. Il se passe, dans ce contexte-là, des choses très nouvelles. Mais le champ du marché de l’art s’inscrit dans un dispositif beaucoup plus vaste. C’est une fois de plus ce que j’appelle la misère symbolique. Elle consiste à désindividuer les gens, à les hypersynchroniser, à les désingulariser, à transformer le singulier en particulier. Le singulier n’est pas calculable alors que le particulier est calculable. J’ai écrit là dessus je ne vais pas y revenir. Mais il faut en faire une économie politique très précise, au sens marxien. Il faut analyser l’économie politique de tout cela, comme on l’a fait avec les physiocrates à la fin du XVIII ème siècle.

Ma thèse est aujourd’hui la suivante : tout cela a conduit à un épuisement de la libido. Pourquoi l’esthétique est-elle devenue une fonction de l’économie, une des principales fonctions de l’économie contemporaine ? Parce que si vous voulez vendre une bagnole ou un téléphone, c’est le design, c’est le look qui compte. Ce n’est pas sa qualité intrinsèque qui fait vendre – les processeurs à l’intérieur des machines Panasonic ou Nokia sont les mêmes. Ce qui n’est pas la même chose, c’est la manière dont vous allez le socialiser par un circuit affectif. Le malheureux, c’est que les hommes politiques se vendent également comme ça. C’est un concept qui a été développé aux Etats Unis, à l’époque de Ford, au moment où on a voulu lutter contre la surproduction, etc. Cela a abouti à une exploitation rationnelle de la libido. Mais cette exploitation, à un moment donné, entre en contradiction avec elle-même : quand je veux rationaliser la libido, je la tue. Ce n’est pas que la libido ne soit pas rationnelle, c’est qu’on a limité le rationnel à certaine conception limitée du calcul. La raison n’est pas le calcul, c’est le motif. Autrement dit, c’est le désir. En tout cas, c’est comme ça qu’Aristote la définit. C’est à l’époque de Descartes qu’on transforme cela en déclarant que tout motif est calculable. Or ce qui fait que c’est un motif, c’est précisément qu’il n’est pas calculable. Parce que c’est lui qui nous met en mouvement. Ce qui nous émeut dans un tableau ou dans un être, c’est qu’il nous parait incomparable, et donc incalculable, c’est lui qui crée le mouvement. C’est l’incalculable qui crée le mouvement.

Le capitalisme a développé systématiquement une calculabilité appliquée au désir. Et il a tué le désir. Aujourd’hui on est en train de vivre cela. Et du coup qu’est ce qu’on voit surgir ? Les blogs, tous les schémas participatifs, y compris Ségolène Royale et Nicolas Sarkozy, toute une nouvelle idéologie participative. C’est une invention de la figure de l’amateur, c’est-à-dire du citoyen, parce qu’un citoyen, c’est un amateur de politique. C’est quelqu’un qui participe à la politique, et dit « il n’y a pas de professionnels de la politique, nous sommes tous des politiques c’est-à-dire des amateurs de la politique ; nous aimons la société… ». Aujourd’hui, un des problèmes de la professionnalisation, c’est celui des énarques en France. Ils n’ont plus aucun rapport avec la citoyenneté.

C’est là qu’il y a un lien fondamental entre politique, art et vie de l’esprit.


Je pense au blog mais j’aurais pu dire house musique, sampling ou vidjing, toute ces choses qui ont pullulé depuis 1985. En 1985, je suis fier d’avoir lancé un des premiers travaux sur la house musique (j’enseignais dans une école d’art à l’époque). J’ai fait bosser mes étudiants sur ce fameux DJ de Bruxelles qui avait lancé ce disque dans lequel il utilisait le cri sex machine de James Brown. L’agent de James Brown l’a attaqué en justice. C’est comme ça qu’est née la house musique. C’est ce procès qui a socialisé et posé le problème du sample. Les DJ font de la musique au moment où apparaissaient les sampleurs Attari. C’est comme ça qu’est apparu le problème, il y a 21 ans. Depuis, il n’a pas cessé de se développer. A l’époque, j’ai appelé cela une lutherie électronique pour les amateurs. Quand je suis arrivé à l’IRCAM, j’ai découvert qu’il y avait un million de français qui faisaient de la musique avec leur ordinateur.

Alors vous allez me dire est-ce de la musique ?

Mais je m’en moque, moi, de savoir si c’est de la musique ou pas. Ce que je sais, c’est qu’ils écoutent de la musique et qu’ils la manipulent. Donc, ils la pratiquent. Et même ce que le ministre de la culture appelle de la « piraterie », pour moi, c’est d’abord du renvoi. Quand on fait une playlist et qu’on dit « je t’envoie ma playlist », on envoie les choix qu’on a fait. On est déjà actif. On est en train de sculpter le social. Et ça, c’est déjà une pratique d’amateur. C’est là qu’on voit que quelque chose de très important est en train de se passer. C’est ce que j’appelle dans un livre qui va sortir au mois de septembre 2006 « les nouveaux milieux associés ».

Permettez-moi une petite incidence : en ce moment nous sommes en train de parler. Nous sommes tous des êtres parlants. Aristote dit que nous sommes tous des être parlants. Les philosophes ont toujours défini l’homme par le fait qu’il a la parole. Il se trouve que chez les Grecs, c’est aussi la raison. Mais qu’est ce que cela veut dire ce « nous sommes tous des êtres parlants », même quand nous sommes sourds ou muets ? Cela veut dire nous sommes tous des êtres symbolisants. Après tout, on peut être sourd ou muet et symboliser par d’autre voies que la parole. Mais nous symbolisons. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que nous sommes dans un milieu où nous pouvons être destinataires d’un énoncé autant que nous pouvons être destinateurs d’un énoncé. Nous pouvons être aptes à entendre quelque chose, et nous sommes aptes à le restituer à quelqu’un d’autre. Là je suis en train de vous parler et je ne vous parle que dans la mesure où je pose par principe que vous pouvez me répondre. Si je posais comme principe que vous ne pouviez pas me répondre, je ne vous parlerais pas. Je ne sais pas ce que je ferais mais je ne vous parlerais pas. Je vous parle, je pense que vous êtes capable de m’écouter parce que je sais que vous pourriez m’objecter quelque chose, ou reformuler ce que je dis, ou me poser une question… Vous êtes parlant comme moi. Nous sommes inscrits dans ce qu’on appelle une communautisation. Nous avons quelque chose en commun sur le plan symbolique qui fait que nous sommes des destinataires dans la mesure où nous sommes également des destinateurs. Et ça, c’est l’expérience de la langue dans la langue. Nous faisons cette expérience que tous nous avons voix au chapitre. Tout le monde parle. Et tout le monde mérite d’être écouté. Pourquoi ? Parce que dans sa parole s’entend une singularité. Ce n’est pas simplement qu’il ne parle pas comme les autres, qu’il a un accent, etc. Pour le dire dans le langage de Simondon, il s’individue en parlant. Il est une singularité. Cette situation-là, c’est ce que j’appelle les milieux associés. Je veux dire que dans la langue on est tous associés par la langue. Et dans associé, il y a société. Il y a le socius. Le milieu linguistique est le milieu social par excellence. En réalité, tous les milieux humains devraient être des milieux sociaux, de près ou de loin, d’une manière ou d’une autre.

Je disais tout à l’heure que l’amateur dans un circuit esthétique est forcément de près ou de loin un destinateur, pas simplement un destinataire. Bien entendu, on n’est pas tous Michel Ange ou Emmanuel Kant. Quand j’enseigne la géométrie à l’école, je ne demande pas d’être Thalès, Euclide ou Riman. Ce que je demande au môme à qui j’enseigne la géométrie, ce n’est pas de me répéter par cœur le théorème, c’est de le démontrer c’est-à-dire de devenir lui-même géomètre au niveau de ce théorème.

C’est ça ce que j’attends de toute forme de savoir. Autrement dit, j’attends qu’il s’associe à la géométrie et qu’il soit potentiellement mis en position d’être un géomètre. En puissance, pas en acte. Qu’il se mette dans une position de géométriser.

Pourquoi je parle de cela ? Parce que je pense qu’à partir du XIX siècle, pour des raisons qui sont liées à ce que Marx appelle la prolétarisation et qui consiste à faire que les gens perdent leur savoir et que le savoir passe dans les machines, tout à coup l’ouvrier ne sais plus travailler parce qu’il ne travaille plus. Il n’est plus un ouvrier. Il est un esclave. Il sert une machine. C’est ce que dit, non pas Marx mais Gilbert Simondon lorsqu’il dit qu’on est désindividué par la machine. Cette situation s’est d’abord développée dans le monde du travail manuel, à travers les gens des filatures, les gens des manufactures, etc. A partir du XXème siècle, cela s’est étendu à toutes sortes d’autres domaines, non plus seulement du côté du travail, mais du côté de la consommation : « Vous voulez prendre des vacances ? On va s’occuper de tout, de l’hôtel, du voyage. Ne vous inquiétez pas, le soir, vous danserez le sirtaki. » Et on vous décharge de votre existence. Ca a commencé par la radio et par la télévision. « Vous ne supportez plus votre femme. Pas de problème. Le soir vous allez regarder la télévision, vous n’avez plus besoin de vous parler. » On a produit la destruction de ce que Simondon appelle les circuits de transindividuation. Pour Simondon, le social c’est du transindividuel. Il y a des individuations. Il faut que ces individuations se transindividuent. C’est en communiquant les uns avec les autres qu’ils s’individuent. C’est une transindividuation. Cela donne des inventions de mots, des inventions d’outils, des recettes de cuisine, des inventions de tout ce qu’on veut. Cela donne du social.

Au XX ème siècle, s’est développée une prolétarisation du consommateur. Cela a détruit non pas le savoir-faire du consommateur, mais le savoir-vivre du consommateur. Ce savoir-vivre, c’est ce qui faisait qu’auparavant l’individu n’était pas un consommateur mais un amateur. Un amateur de toutes sortes de choses, notamment de peinture, de musique ou de tout ce qu’on veut. Il était dans un circuit qui était le circuit libidinal des affects produit par la transindividuation.


Sébastien Rongier

On retrouve bien ce qu’on disait toute à l’heure : il s’agit de renverser le consommateur pour le faire re-devenir amateur Et d’une certaine manière, si j’essaie de remonter le fil de cette idée du « tous ont droit au chapitre », ne retrouve-t-on pas ici quelque chose qui serait du côté du commun kantien ?


Bernard Stiegler

On retrouve la question du sensus communis du commun, mais d’un commun qui est le commun, disons, la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté.


Sébastien Rongier

Plutôt la communauté que le commun… non pas le sens commun mais, le sens de la communauté…


Bernard Stiegler

Qui passe par le sens commun aussi. Mais avec ceci, le sens commun qui renvoie à cette communauté, c’est la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté. Ce que je veux dire par là c’est qu’il s’agit de la communauté d’un destin à venir mais qui n’est jamais présent. Là où Kant est très important c’est quand il pose que cette communauté, en tous cas c’est comme ça que je le lis, est intrinsèquement par défaut. On ne peut pas tomber d’accord sur le jugement. C’est ça qui est génial avec Kant, c’est qu’il dit : on est obligé de poser qu’il y a du commun, c’est-à-dire de l’universel. En l’occurrence, on est obligé d’universaliser ses jugements esthétiques. Si je juge que cette chose est belle, je pose en droit qu’elle est universalisante et tous doivent la trouver belle. Et, en même temps, le moment où on le pose, on fait l’expérience qu’en fait, il n’y a pas accord. Donc, ce qui est commun, c’est le dissensus, ce qu’on partage ...


Sébastien Rongier

Le rien en commun...


Bernard Stiegler

C’est le rien en commun. Et c’est ce que j’appelle le défaut de communauté.

En fait ce n’est pas moi qui l’appelle comme ça, c’est Georges Bataille. Evidemment cela renvoie au singulier. Pourquoi ? C’est ce que je disais tout à l’heure sur le singulier qui est incomparable. Si vous dites un jugement universalisant est un jugement qui va comparer, vous allez faire le constat que vous ne pourrez jamais porter un jugement universel. Vous ne pourrez jamais développer votre jugement universel sur une oeuvre d’art. Ce n’est pas possible puisqu’elle est incomparable. Or un développement analytique doit comparer. Aristote le dit déjà dans le traité de l’âme. Deux mille trois cents ans avant Kant. On a donc à faire à une aporie : ce qui constitue la communauté, c’est son absence. C’est le défaut de communauté. Il faut précisément affirmer ce défaut. C’est ce que j’appelle « le défaut qu’il faut ». C’est précisément là que les oeuvres d’art et les oeuvres de l’esprit sont fondamentales. Elles nous rappellent que nous pouvons oeuvrer à produire ce commun qui fait défaut. C’est ce défaut qui fait que l’histoire de l’art depuis la grotte Chauvet (quarante mille ans) n’arrête pas d’explorer la puissance inouïe de ce défaut . C’est ce défaut qui a fait que l’on est passé de Chauvet à Lascau, de Lascau à l’Egypte, etc.

Ce qui est vrai dans les arts est vrai dans tout, y compris dans le fait d’élever ses gamins. Mais ça quand on en perd la pratique sociale, eh bien cela donne le discours de l’inserm sur le trouble des conduites c’est-à-dire le fait que les mômes qui ont des défauts il faut les foutre en hôpital psychiatrique, il faut les mettre sous ritaline. Il faut les shooter, ou bien les foutre en taule.


Sébastien Rongier

Oui ça c’est la conséquence voire la conclusion de ce que, il y a déjà quinze ans, Fukuyama préconisait dans son article autour de la fin de l’homme : la ritaline comme sortie de l’homme. En continuant sur cette lancée, la figure amateur est véritablement l’espace de résistance dans lequel le singularité résiste au conditionnement, si l’on entend également le conditionnement comme une question du calculable.


Bernard Stiegler

Je dirais que c’est aussi un espace d’invention. C’est ce qui m’intéresse chez l’amateur : il ne fait pas que résister, il invente. J’ai toujours l’obsession de passer de la résistance à l’invention. Parce qu’il faut se battre et que pour se battre, il faut inventer de nouvelles armes. Les armes, c’est ce que l’amateur invente. J’insiste là dessus parce que c’est tout l’objet d’un combat. Je crois que la question de l’amateur est une question éminemment politique et qu’il faut mener des luttes. Pourquoi ? Parce qu’il y a des groupes d’intérêt qui n’ont pas du tout intérêt à ce que la figure de l’amateur se développe. Parce que cela remet en cause de nombreux avantages acquis et des idées reçues. Bien sûr dans l’industrie culturelle, mais aussi dans le monde de l’art. Il y a une sorte de ronron en tous cas pour ceux qui croquent dans le système.


Sébastien Rongier

Peut-être ici de poser une petite contradiction par rapport à ce que vous disiez précédemment, en avançant dialectiquement. Vous disiez « tous ont voix au chapitre ». Dans ce « tous ont voix au chapitre » il y a aussi une tendance de l’air du temps induite par les industries culturelles, celle de donner cette illusion d’un « tous ont voix au chapitre ».


Bernard Stiegler

Oui, bien entendu. Ce tous, c’est la question.

J’ai écrit un petit texte que je vais bientôt publier qui s’appelle « l’adresse à tous ». J’y pose qu’une oeuvre d’art s’adresse à tous.

Une oeuvre d’art qui dirait « je ne m’adresse qu’aux allemands, par exemple, je suis une oeuvre nazi »… même un artiste nazi ne pourrait pas supporter ça. C’est totalement contradictoire. Une oeuvre d’art s’adresse à tous. Mais du coup, sont-ils tous des artistes ? Et comment faut-il l’entendre en restant sur le registre d’un Joseph Beuys ?

Moi, j’adopte un principe : quand je fais de la philosophie, tous sont philosophes. Je pense qu’on ne peut pas faire de la philosophie si on ne pense pas priori que tout le monde est philosophe. Je suis devenu philosophe professionnel par accident, dans des circonstances particulières qui ont fait que c’est devenu vital de faire de la philosophie. Il y a des gens qui font de la philosophie par hasard, parce qu’ils ont un professeur de lettres qui leur dit de faire Henri IV. On devient tous philosophes par accident. Mais en réalité c’est parce que on est tous philosophes. Je pose également qu’on est tous artistes musiciens, etc… Sinon on ne pourrait pas entendre de musique.

Mais on n’est pas tous artistes en actes, philosophes en actes.... C’est une pratique pour devenir artiste, philosophe.

J’ai connu un type qui s’appelait Pablo Réjas. Il travaillait à l’usine et il faisait de la peinture la nuit. Un très bon peintre, un peintre de la révolution espagnole. Un ancien combattant de l’Espagne. Il peignait la nuit, dans sa cave à Sarcelles, Mais il était entre guillemets « peintre amateur ». Le parti communiste l’exposait parce que c’était le peintre ouvrier.

Entre celui qui n’a jamais même rencontré le potentiel qu’il porte en lui – et il y en a beaucoup, il y a des gens qui n’ont jamais rencontré ce qu’ils portent en eux de musicalité, poéticité de la langue – et celui qui est Picasso, Le Bernin, il y a toute une gamme. La question de ce tous est aussi une question politique : un grand débat entre Socrate et Protagoras, texte que j’affectionne beaucoup et que j’ai beaucoup commenté. Ce dialogue de Platon, Protagoras porte sur le destin de la cité. Platon fait dire à Socrate qu’il faut être philosophe professionnel. Je réponds qu’on est philosophe quand on n’est pas professionnel, on ne peut être que philosophe amateur. C’est ce que veut dire philo-sophie. Cela veut dire amateur de sagesse. Sage professionnel, ça s’appelle sophiste. Les professionnels de la sagesse, ce sont les sophistes c’est-à-dire les anti-philosophes. Ce sont donc des anti-citoyens. C’est évidemment ce que la télévision exploite. J’en ai déjà parlé dans la misère symbolique. Star académie, c’est par exemple cette misère symbolique qui fait que tout le monde voudrait chanter. Du coup on fait effectivement venir des gamins sur la scène, sous les projecteurs. Mais on en fait de la chair à canon. Parce qu’en réalité, on va les massacrer ces mômes ! On va faire fantasmer sur quoi ? Sur le fait qu’on va pouvoir monter sur les planches ? Comment ? On va se retrouver propulsé comme Bruno Cocatrix a propulsé Sheila ou Mireille… Mireille Mathieu qui n’était justement pas Mireille. Parce que Mireille c’était le petit Conservatoire de la chanson où l’on venait apprendre à chanter. Aujourd’hui on va se dire qu’on n’a plus besoin de travailler. Aux Etats-Unis les jeunes ne veulent plus bosser pour gagner du fric. Ils jouent dans les casinos, etc. D’où un développement des pathologies du jeu, avec des situations apocalyptiques sur le plan pathologique. On voit aussi cela en France aussi. J’ai écrit, j’ai fait un mouvement contre le rapido en France. C’est un scandale ces systèmes de… je ferme la parenthèse.

Comment devenir chanteur ? Comme ça en claquant les doigts, parce que Endemol vous fait venir sur le plateau de TFI ? Comment je deviens subitement chanteur ? C’est la négation même de ce que c’est que le chant. C’est la négation même que le chant s’apprend. Le bonheur c’est d’apprendre à chanter, ce n’est pas de chanter. N’importe quel chanteur qui chante apprend à chanter, à chanter quand il chante. Caruso quand il chante, Edith Piaf quand elle chante, au moment où ils chantent, ils sont en train d’apprendre à chanter. Le peintre en train de peindre apprend à regarder.

Alors évidemment il y a une fantasmatique du tous qui est très dangereuse dans ce discours sur l’amateur. Il faut donc faire attention avec un tel discours. C’est compliqué parce qu’il peut se faire instrumentaliser par une démagogie de l’amateur. Cela peut donner un discours anti-professionnel, un sens anti-intellectuel, anti-complexité, anti-tout ce qu’on veut. En bref, ce sont des formes de populisme et de démagogie.

Le problème c’est donc le tous. Donc qu’est ce que c’est le tous ? C’est ce que Klee avait appelé le peuple. Parce que c’est le peuple qui manque. Quand je disais tout à l’heure que le commun fait défaut, je fais écho au propos de Paul Klee : « le peuple manque ». Le peuple, c’est ce qui, de temps en temps, apparaît comme ce qui manque. Y compris dans des situations révolutionnaires. Quand il se soulève, le peuple se constitue contre le fait qu’il manque. On n’est pas loin en ce moment d’une telle situation en France. Cela va peut être mal tourner cette affaire. Il y a un moment où les « professionnels de la politique », « de l’art », etc. ne sont plus du tout reconnus comme représentants d’un peuple.

Dès lors, le peuple se constitue. C’est là qu’il apparaît. On n’est pas très loin de ça en ce moment d’autant que les populismes politiques et industriels se manifestent pour exploiter la situation, au risque que ça leur pète à la figure.




Sébastien Rongier

C’est toute la question de la pratique amateur comme enjeu politique. Mais en prenant la question par ce biais, c’est le terme lui-même qui se requalifie.

On a là l’autre versant. De la question esthétique précédemment envisagée à la question politique, toujours centrale, on aborde un troisième temps qui est celui l’institution.

Je voudrais la poser de manière oblique, introduire la problématique institutionnelle à partir de la question du calcul, et de l’opposition calcul/ incalculable que vous envisagiez tout à l’heure. Cette question est donc une fausse boutade : Comment concilier la question institutionnelle ou l’enjeu institutionnel de l’amateur avec la LOLF ?


Bernard Stiegler

Je voudrais dire deux choses au préalable : d’abord je n’oppose pas calcul et incalculable. C’est pourquoi on cite dans le manifeste d’ars industrialis ce vers de Claudel, qui n’a été soufflé par Pierre Sauvanet : « il faut qu’il y ait dans le poème un nombre qui empêche de compter ». Le premier livre de philosophie que j’ai publié était consacré à Heidegger. J’essayais de montrer contre Heidegger que ce qui permet l’expérience de l’incalculable, c’est le calcul. En musique, par exemple, tout est calculable, sauf l’expérience de la musique. Les musiciens sont des gens qui font des calculs. Les musiciens très pointus sont des matheux. Donc je n’oppose pas le calcul et l’incalculable. Je dis seulement que l’incalculable n’est pas réductible au calcul. Il faut calculer pour produire quelque chose qui n’est pas réductible au calcul. La singularité, c’est du calcul tout le temps – en peinture aussi, le fameux nombre d’or. Et donc c’est de la technique. Parce que la technique c’est du calcul. Le problème est que la technique est ce qui excède la technique. Elle est au-delà du calcul. C’est là que Nietzsche est très précieux. Le calcul, on pourrait finalement appeler ça Apollon, la bonne mesure. Par ailleurs, ce qui donne sa dynamique à cette bonne mesure, c’est Dionysos, c’est-à-dire ce qui n’est pas calculable. Mais il n’y a pas Dionysos sans Apollon non plus.

Alors après la LOLF...


Sébastien Rongier

C’était une pique, un biais pour envisager le problème...


Bernard Stiegler

Non non, ça m’intéresse. Comme je suis lolfé et que j’essaye de tout politiser, il faut y revenir. Il n’y a pas un Stiegler ars industrialis et un autre au Centre Pompidou. C’est le même. Il ne faut pas compter sur moi pour mettre de l’eau dans mon vin au Centre Pompidou. C’est pourquoi mon discours sur la LOLF est le même au Centre Pompidou ou à ars industrialis. Je suis dans une institution. Cette institution a des comptes à rendre à la représentation nationale. Cela ne me choque pas qu’il y ait des indicateurs de performance. Non seulement, cela ne me pose pas de problème, mais je suis contre une fonction publique qui n’aurait pas de compte à rendre. Je suis même totalement contre. D’abord parce que les flics ont des comptes à rendre quand ils font des trucs pas bien dans les commissariats de police, on leur envoie la police des police et on leur dit « attendez qu’est-ce que vous avez foutu ». Et on les met en taule. Il n’y a pas de raison que les conservateurs qui ne foutent rien au Centre Pompidou, on ne puisse pas les foutre à la porte… ça on ne pourra pas le publier , j’aurais un problème !!

Maintenant, le problème de la LOLF ou d’autres choses qui permettent de mesurer les activités. Il faut de la mesure, Quel est le critère de mesure ? Quel est le mètre ? Si on me dit « Stiegler, vous avez fait combien d’entrées cette année ? Vous avez augmenté de 4 % votre fréquentation. Boum, on vous tape 10 % de votre budget ». Si c’est ça le critère, là je ne vais plus être d’accord du tout. Car ils se trompent de mètre. Je ne suis pas là pour augmenter la performance financière du Ministère de la culture. Je suis là pour augmenter l’individuation des personnes qui viennent au Centre Pompidou. Mais cela se mesure l’individuation. Comment ? Qualitativement. Il y a des mesures qualitatives et des mesures quantitatives. Ce que Kant appelle les grandeurs d’intensités sont des processus qui ne sont pas quantitatifs mais qualitatifs. De quel ordre sont-elles ? Du jugement, du jugement critique. Vous n’allez pas juger d’une exposition par le nombre de personnes qui sont venues. Personne n’osera jamais. Aucun Ministère – j’espère – n’aura jamais le culot de nous dire « j’ai calculé la qualité d’une expo par le nombre d’entrées ».


Sébastien Rongier

Enfin tout de même, cela existe de plus en plus.


Pierre Dumonthier

C’est même une tendance qui touche l’art contemporain en province.


Bernard Stiegler

Non, ils vont vous dire : « je vais calculer l’efficacité d’un service ». Ils n’oseront pas vous dire qu’ils ont calculé la qualité des oeuvres par le nombre d’entrées. Peut-être qu’avec Ségolène Royal ça va venir, parce qu’elle est pire que Sarkozy. Donc cela va peut-être venir.

Mais ils n’osent pas encore le dire, et le ministre Donnedieu de Vabre ne le pense pas.

Le problème c’est qu’il est obligé de se plier au Ministère du budget. Le problème, c’est que c’est le Ministère du budget qui énonce les critères de la LOLF. Le problème ce n’est pas la LOLF, ce sont les critères. Or, le problème des critères c’est le problème de la critique. J’introduis ici un thème qui me tient beaucoup à cœur. C’est le thème de cette institution qui va publier une revue qui s’appelle l’amateur. Le gros problème aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus de critique. Il n’y a donc plus de critères. Les inspecteurs des finances débarquent et disent « nous, on en a des critères, on va vous en trouver, pas de problème, vous avez dépensé tant de fric, ça a fait combien d’entrées ? » La discussion n’est pas possible. C’est catastrophique ! Pourquoi n’y a-t-il plus de critères ? Parce qu’il n’y a plus de critiques. Pourquoi n’y a-t-il plus de critiques ? Parce que la critique ça n’est pas la promotion. Or les critiques sont devenus des organes de promotion et de marketing. C’est pas un hasard qu’un artiste comme Claude Closky qui a obtenu la prix Marcel Duchamp, un artiste dont on a beaucoup parlé, fasse une oeuvre qui représente les grilles d’appréciation de Pariscope, c’est-à-dire deux étoiles trois étoiles, voilà c’est son œuvre. C’est intéressant, n’est-ce pas ! Tout à coup cela montre comment la quantification et le sondage se sont substitués à la critique. Qu’est-ce qu’un sondage ? C’est quelque chose qui transforme des points de vue qualitatifs en des choses quantifiables. Au lieu de vous demander ce que vous pensez de l’Europe, on vous demande si vous voulez voter oui ou non au référendum ? Si on vous demande un peu plus on va vous demander de quantifier. Parce que tout doit se transformer en 10 %, en 20 %...

L’homme moyen lamine toutes les grandeurs intensives et leur substitue des grandeurs quantitatives. C’est très important de rapporter ce problème à celui de la critique. C’est mon chantier pour les années qui viennent. Pourquoi la critique ? D’abord parce qu’en Grec, jugement vient de krinein qui signifie « cribler ». Juger c’est cribler. Il y avait une chronique intéressante à ce sujet dans paris-art.com, le site d’André Rouillé. Il y a eu un débat il y a quelques mois sur la critique d’art, sur le jugement esthétique. Un critique a dit à cette occasion qu’il n’avait pas à expliquer pourquoi il trouvait cela bien. Rouillé a répondu quelque chose d’intéressant en disant qu’un jugement s’argumente. Plus ou moins bien, mais cela s’argumente. Aujourd’hui, il n’y a plus de critiques. Il y a eu une surchauffe critique extraordinaire dans les années soixante, une sorte d’hyper critique formidable. J’ai été formé à ça. Et puis tout s’est effondré pour des raisons très compliquées d’ailleurs : des raisons à la fois esthétiques, philosophiques, mais aussi et surtout cela est lié à une marchandisation des choses. On a substitué à la critique une quantification. Une des grandes questions qui se pose aujourd’hui, c’est de reconstituer des appareils critiques. Un amateur qui pratique la musique, il est inscrit dans un appareil critique. Moi, j’ai commencé par la guitare quand j’étais petit. J’écoutais de la musique à la mesure de ce que j’étais capable de jouer. C’est un appareil critique. Tout dispositif organologique des médiations techniques des arts en règle générale sont de appareils critiques. Par ailleurs on peut imaginer constituer des pratiques critiques amateur.

Je parle beaucoup de ma jeunesse, mais parce que, quand j’étais petit, je faisais de la musique en amateur, je faisais de la peinture en amateur… Pourquoi ? C’était grâce au parti communiste français. Le maire de Sarcelles organisait des expositions en plein air. J’ai découvert Lorjou, le cubisme.... sur l’avenue Joliot-Curie à Sarcelles, là où il y a le marché tous les dimanches. La ville de Sarcelles, communiste à l’époque, organisait l’été trois ou quatre jours d’exposition en plein air. J’ai découvert le théâtre parce que il y avait sous un chapiteau un festival de théâtre où l’on jouait le grand répertoire pour le populo de Sarcelles. J’ai découvert le cinéma parce qu’il y avait un ciné club, et dans ce ciné club j’allais voir tous les films Renoir, Fritz Lang. Après la séance, il y avait une discussion sur le film. Il y avait un apprentissage du jugement, on s’exprimait. Je me souviens de films de Fritz Lang comme Le diabolique docteur Mabuse avec Howard Vernon. Il était de passage à Paris. Il est venu à Sarcelles, au centre Théodore Bullier, dans un petit truc de HLM. Il est venu expliquer comment Fritz Lang faisait ses scénarios, ses story board. C’était génial.


L’appareil critique c’est également l’apprentissage du jugement, l’apprentissage de la formulation du jugement… ce qui a aussi disparu.

Pourquoi n’y a-t-il plus de ciné club aujourd’hui ? C’est tout de même incroyable ! Tout simplement parce que les industries culturelles les ont tué. Le moment de bascule, c’est quand le ciné club est devenu le ciné club de France 2 (à l’époque Antenne 2). On y parlait vaguement. Claude Jean Philippe en a fait son fond de commerce professionnel. Et finalement, tout ça a disparu.

On travaille ici au développement d’un logiciel nommé les lignes de temps. Il s’agit de faire des appareils critiques de films. On veut reconstituer des ciné club. Quand on sort du cinéma, on pourrait recevoir sur son téléphone portable une ligne de temps sur le film que l’on vient de voir, une nouvelle forme de critique. On pourrait la télécharger sur son ordinateur, rentrer dans le film le décomposer. La technologie permet de développer des appareils critiques puissants et raffinés. Il s’agit de les mettre en collectif. On peut faire des blogs avec cela, de vrais blogs de cinéma. Il s’agit de constituer des regards, de poser des questions, des engueulades pour que ce ne soit plus un nouveau Claude Jean Philippe qui dise ce que l’on doit aller voir, mais que chacun puisse se constituer comme un public. Je crois beaucoup à cela. Mais il faut accompagner ce développement par des instruments, des instruments critiques nouveaux. Ils conduisent évidemment à manipuler des images, c’est-à-dire à transformer le spectateur en producteur d’images… donc en cinéaste amateur. Il s’agit de développer des pratiques.


Sébastien Rongier

Si vous me permettez une petite parenthèse personnelle, je me souviens d’avoir proposé des formes de ciné club à un certains nombre d’amis qui s’intéressaient au cinéma mais à qui, justement, il manquait des outils. Je leur proposais des programmations de films avec une problématique. La séance et la discussion étaient l’occasion d’un dîner, d’une mise en rapport et d’une confrontation des idées. Les gens ressortaient très heureux, même s’ils n’étaient pas du tout d’accord. J’ai répète l’expérience à plusieurs reprises, avec différents groupes. Je me suis aperçu d’un essoufflement. Pourquoi ? Parce que l’enthousiasme de départ ne suffit pas à la pérennité de la pratique. Parce qu’elle n’est pas assez ritualisée, inscrite dans un cadre social, ou de socialisation. C’est aussi la question posée par les appareils critiques. N’y a-t-il pas une nécessité de retrouver une forme de ritualisation, de retrouver du symbolique ?


Pierre Dumonthier

Je voudrais juste faire un tout petit commentaire. Ce qui est intéressant dans la pratique amateur, c’est qu’au-delà de ce qu’on peut appeler des rites, etc. ça existe. Quoiqu’il arrive, ça existe.

C’est quelque chose de récurrent. C’est ce qui fait son intérêt. Même si elle n’est pas organisée, la pratique amateur existe, quoiqu’il arrive. La question reste de savoir comme la comprendre. Mais c’est là. Les gens travaillent avec l’informatique, avec la musique. Seulement ce n’est pas regardé. Après on peut essayer de voir comment on peut la ritualiser. Mais de toute façons, c’est là.


Sébastien Rongier

Juste pour rappeler que ça nous échappe aussi.


Bernard Stiegler

Cela dit, c’est vrai qu’il y a une économie du temps.

Je parlais du ciné club quand j’étais gamin. En 1964, il y avait 30 % de la population qui avait la télévision. Les gens devaient regarder en moyenne la télévision dix minutes par jours. C’était la moyenne générale. Aujourd’hui, on est à quatre heures et quart de télévision par jour, trois heures et demi il y a dix ans. Sans parler des nouveaux médias. Il y a donc une captation du temps par tout un dispositif qui s’est substitué à l’appareil critique. C’est aussi là qu’est le problème. Il y a une guerre du temps, une économie du temps. Mon propos est souvent mal perçu mais je pense qu’il faut imposer des choses. Quand Jules Ferry a décidé que tout le monde devait savoir lire écrire et compter, il l’a imposé. Evidemment cela peut être étrange d’imposer les pratiques amateurs. Je ne dis pas qu’il faut les imposer de force, je pense qu’il faut porter institutionnellement la chose. S’il y a des gens qui font de la peinture à Rueil-Malmaison, c’est parce qu’il y une école avec une ville qui le finance. Si en Allemagne il y a beaucoup plus de gens qui font de la musique qu’en France, c’est parce que l’argent mis par les pouvoirs publics est beaucoup plus important qu’en France. Si en Hongrie vous avez encore des quatuors qui jouent ensemble le samedi soir, c’est parce que ça existe toujours. Cela dit, il n’y en a plus pour longtemps. La Hongrie qui vient de connaître des élections perturbées, est en train de se marketiser à toute vitesse. Il n’y en a donc plus pour longtemps. Aujourd’hui on n’est pas en Autriche-Hongrie, ni en Union Soviétique. Mais on n’est plus à l’époque de l’état providence. C’est fini, que ça nous plaise ou non. Moi cela ne plait pas, mais c’est comme ça. En revanche, je pense que le développement de l’économie passe aujourd’hui intrinsèquement, par le développement de la culture. On voit que le système industriel est en train de s’intoxiquer, de produire ce que j’appelle du capitalisme pulsionnel, c’est-à-dire quelque chose de plus en plus ingérable. On va passer par Sarkozy. Mais après il y aura bien pire que Sarkozy. C’est fini la société libérale, démocratique, etc. Terminé. On voit bien que si ça continue, ça ne peut que conduire à cette catastrophe sociale. Je pense qu’il faut inventer un nouveau mode de socialisation. De quoi ? Eh bien, un nouveau mode de production de ce que j’appelle une individuation psychique et collective. L’individuation, c’est ce qui reconstitue de la singularité, du désir. C’est donc de l’amour. C’est ce qu’il faut porter. Alors maintenant que ce soit porté par l’Etat français, par la ville de Rueil, par la Fnac, ou autres, j’en sais rien. Mais en tout cas, il va falloir que ça soit porté.


Parce qu’il y a bien pire que TF1. Il y a Skyrock qui a une politique bien pire que TF1. C’est un fait. Mais à côté de cela, il y a aussi un mouvement des blogs. C’est un mouvement spontané. Il renvoie bien à ces amateurs qui, de toute façon, sont là. Cela produit quelque chose. Et ça, c’est une chance formidable. Il faut travailler avec cela. C’est ce qu’il faut outiller parce qu’il n’y a pas de tel espace sans outillage. Le problème, c’est qu’un outillage technologique est industriel. Il est complexe, et donc coûteux à développer. Il faut donc que l’Etat et les grandes puissances industrielles acceptent ces développements. Mais on y vient. Je suis certain qu’on y vient parce que les gens du monde industriel que je contacte nous écoutent maintenant. Ils n’en sont pas encore à financer cela. Mais on y viendra. Parce que tout ce machin y compris cette folie du marché de l’art, aujourd’hui ultra spéculatif, on sait bien que ça se casse la figure, que tout ce système est arrivé au bord de ses limites. C’est d’ailleurs très intéressant. Mais en même temps, on sait que ça ne va pas durer. Il va falloir que ça se recompose, peut-être au prix d’un très fort conflit, un conflit social majeur, voire guerrier. Mais ça peut aussi se faire autrement. C’est mon pari. C’est pourquoi je pense que le temps du consommateur est fini. Arrive le temps de l’amateur. Pour moi, c’est un modèle industriel. Il faut que cela soit porté au niveau du modèle industriel. C’est pour cela que je cite Beuys. Car il l’avait compris. Après on peut discuter de beaucoup de choses sur Beuys.



Sébastien Rongier

Le seul moyen de sauver l’amateur, c’est de le porter à ce niveau là. Mais vous êtes le premier à connaître les conflits induits par cette question.

Il y a une ligne étrange, qu’on n’a peut-être pas encore beaucoup envisagée en France : être à la fois sur le plan d’une critique de l’industrie culturelle – ligne Horkheimer et Adorno – mais sans oublier la grande percée benjaminienne. Car lui a vu des moyens d’action à l’intérieur de la critique de l’industrie culturelle, ce qu’Adorno et Horkheimer – et surtout Adorno – n’ont pas su envisager.

Mais on sait bien que dans cette ligne est extrêmement fragile. Et pour prendre ce qui nous occupe, la question de l’amateur portée au niveau industriel, on sait la fragilité et la difficulté de la problématique. Il faut anticiper les ratés et les récupérations inévitables, et de renouveler l’approche critique.


Bernard Stiegler

Si on avait le temps, il faudrait que l’on parle de la contre-culture. Elle a été le foyer de ce que vous venez de décrire, notamment Sans Francisco. C’est finalement tout ce qui a produit les modèles de l’industrie culturelle américaine des années 70-80, ça a été le laboratoire des recherches développement des nouveaux modèles marketing.

Je ne méprise pas du tout cela. Le jazz faisait partie de cette contre-culture et je suis plutôt du coté jazz. D’autre part, Hollywood qui est une industrie culturelle a produit de grands chefs d’oeuvres du cinéma. J’aime Resnais, Fellini et bien d’autres, mais les plus grands films viennent d’Hollywood, et donc l’industrie culturelle. Je pense qu’il y a eu une époque de la consommation heureuse, une époque que j’ai connue, celle des « bonnes » industries culturelles. Mais c’est fini, la consommation est profondément malheureuse, et les industries culturelles ne produisent plus que des saloperies. Il n’y a plus rien qui sort des industries culturelles. Nous sommes dans une sorte de clivage et de fracture. D’un côté, il y a un monde industriel, un monde de l’esthétique industrielle. C’est l’horreur du marketing, l’horreur économique qui massacre des esprits. Et d’un autre coté, il y a des formes qui deviennent des alibis comme un art contemporain radicalement coupé de tout cela. Et paradoxale plus personne ne le regarde en dehors de Pinault. C’est quand même emmerdant… Pas toujours mais souvent. C’est ce que j’appelle l’hyper-diachronisation, une forme de décomposition. Ce que je veux dire – et je comprends très bien ce que vous dites car c’est ma position – c’est qu’il faut être dans les industries culturelles. C’est ce que je prône et pratique.

Aujourd’hui il faut être à l’intérieur des industries culturelles, sur leurs bords et leurs limites. Il faut changer de modèle industriel. Et c’est pour ça qu’on revient inévitablement vers l’économie politique. Il faut que le monde des artistes, des écrivains, des intellectuels mène un combat. Il faut proposer un nouveau modèle industriel avec des LOLF dans lesquelles se dégagent des dispositifs capables de juger. C’est ça les grands moments artistiques. Ce sont les moments où l’art est au coeur de la cité. Sans se revendiquer forcement comme tel. Mallarmé n’a pas revendiqué de faire de l’économie politique. Mais Mallarmé, c’est de l’économie politique. Il pense la poésie comme de l’économie politique. C’est ça les grandes pensées. Il pense la poésie depuis une pensée de l’argent. Pour moi, ce qui ne peut pas se requalifier à un moment donné sur ce terrain-là, ne m’intéresse pas beaucoup. Nous sommes aujourd’hui dans un cas très particulier de crise du modèle industriel dominant où la culture est devenue le coeur du modèle industriel. Il faut que les gens de la culture intellectuels, écrivains, scientifiques, philosophes, se mettent à penser, produire de nouveaux modèles industriels qui supposent de penser la technologie parce que la technologie c’est le problème. Peu de gens pensent la technologie, parce que c’est compliqué. Mais ce n’est pas seulement la technique, ce sont des processus complexes qui bougent en permanence. Il faut avoir accès à des logiques industrielles. C’est ce qui nous ramène à des questions qui se posaient au début du XX siècle dans l’art.



Questions Sébastien Rongier, avec la participation de Pierre Dumonthier