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Alain Cavalier, l’engagement dans le film

vendredi 3 décembre 2021, par Sébastien Rongier

Cette nouvelle collaboration avec la revue de Dominique Berthet me permet d’approfondir la réflexion amorcée autour du cinéma d’Alain Cavalier.


Alain Cavalier, l’engagement dans le film




Une politique du film


Alain Cavalier n’est plus un cinéaste. Il n’a plus de carrière cinématographique. Alain Cavalier est un filmeur qui a engagé toute son existence dans l’idée même du cinéma. L’engagement d’Alain Cavalier est d’abord celui d’un dégagement, d’un désengagement des structures industrielles du cinéma. La première partie de l’œuvre de Cavalier est celle d’un cinéaste mainstream qui est pris au cours des années 1960 dans le flux des codes dominants : des productions lourdes, des récits classiques, des fictions romanesques, et des têtes d’affiche. Alain Cavalier tourne avec Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant, Alain Delon, Catherine Deneuve, Michel Piccoli. Si l’un de ses films s’appelle alors l’Insoumis (1964), il est alors un cinéaste installé et cadré par les impératifs de la production cinématographique classique. Deux choses viennent dérouter la voie toute tracée du cinéaste : une tragédie biographique et une évolution technologique.

En 1972, sa femme, Irène Tunc, meurt dans un accident de voiture alors qu’il s’apprêtait à tourner avec elle. L’événement est un tournant radical dans l’œuvre de Cavalier et de l’œuvre de du cinéaste. Il ne s’agit pas de penser le cinéma de Cavalier à partir du biographique, d’organiser un discours biographique de son œuvre à la manière de Sainte-Beuve. Les films de Cavalier portent une dimension biographiques, mettent scène l’autobiographique. Cette implication de l’intime est déterminante. Le saisissement de l’autobiographique participe chez Cavalier du dessaisissement des formes classiques du cinéma. L’engagement dans l’autobiographique est désengagement des structures économiques et idéologiques de l’industrie cinématographique. Le tournant de l’œuvre de Cavalier est Ce répondeur ne prend pas de messages (1978). Ce film, longtemps invisible, est la rupture aussi radicale que symbolique de Cavalier avec le cinéma. Ce répondeur ne prend pas de messages est un film noir, une plongée dans la dépression, les bordures de la folie, celle d’un homme au visage bandé qui ne montre pas son visage, en deuil d’une femme jamais nommée qui décide de repeindre en noir son appartement. Le huis-clos noir est tourné avec une équipe de deux personnes. Conçu en tourné-monté, le film est une longue descente sombre, un fondu au noir progressif qui s’achève par un cadre noir complet lorsque toute lumière est obstruée par la peinture répandue dans l’appartement. Cette catabase cinématographique radicale engage Alain Cavalier sur de nouveaux chemins cinématographiques. Le processus est celui d’une libération avant celle de la liberté. De 1976 à 1996, deux lignes se dessinent. Son cinéma se libère des structures du récit, des codes narratifs, des jeux de l’acteur (de Le plein de super (1976) à Une étranger affaire (1981)). Ses gestes esthétiques se durcissent avec Thérèse (1986) et surtout Libera me (1993), films qui radicalisent les gestes de filmage et de tournage (acteurs et décors pour Thérèse, cadrage et sujet pour Libera me). L’autre piste est celle du documentaire ou de l’essai cinématographique. Ils libèrent les gestes cinématographiques de Cavalier, lui offrent de nouveaux espaces d’expérimentation (documentaires pour Antenne 2 comme La Malmaison (1979), La Lettre d’un cinéaste (1982) ou les Portraits de 1987 à 1990).

L’autre déroute cinématographique est technologique. Alain Cavalier trouve avec les nouvelles caméras numériques (les petites DV) l’outil qui libère son geste et son œuvre [1]. Le cinéaste devient filmeur. A partir de 1996, son cinéma s’autonomise d’une manière radicale. En se désengageant des structures cinématographiques classiques, son cinéma s’engage sur un terrain autobiographique. Soi devient matière même de l’image et construction d’un geste filmique. De La rencontre (1996) à Irène (2009) [2] en passant par Le filmeur (2005), l’œuvre de Cavalier expérimente le chemin du filmage du quotidien et de l’intime, du saisissement du quotidien avec une caméra numérique toujours en alerte.


Qu’est-ce qu’un film politique ?

Le cinéma de Cavalier à partir du milieu des années 1990 bascule dans une nouvelle logique. En se désengageant radicalement des formes et des formats imposés par l’industrie cinématographique, il ouvre des alternatives à son cinéma. C’est la rencontre d’un parcours et des évolutions technologiques qui favorisent ce geste. Les discussions engagées par Adorno sur le concept de matériau sont fécondes. Sans reprendre les enjeux de la pensée du philosophe, Adorno envisage le matériau artistique comme « sédiment du contenu social » [3]. Le matériau esthétique porte sur une question sociale et politique. Le parcours de Cavalier pose la condition matérielle comme un engagement politique. A une question posée au cinéaste autour des décisions esthétiques comme une position politique, Alain Cavalier me répond : « L’origine en est d’abord matérielle : l’évolution de la caméra, de la lourdeur à la légèreté, du couteux au bon marché, les automatismes de la caméra, bref, tout ce qui conduit la pensée cinématographique du filmeur ; politiquement le matériel, son prix, l’économie ambiante, c’est un geste politique d’utiliser un outil fiable mais bon marché. C’est une attitude politique qui permet de tourner seul, être seul face à la personne que vous filmez, c’est politique, cela peut effectivement être interprété comme politique. Il est évident que lorsque les conditions matérielles s’améliorent, le cinéaste est un homme plus libéré des contraintes de l’argent. C’est donc un homme qui politiquement peut être plus fort comme filmeur et cinéaste indépendant, plus fort que s’il fait parti du système de l’argent parce que ces films coutent chers. » [4]

Les films que l’on considère comme appartenant à la veine autobiographique (La rencontre, Le filmeur ou Irène) ne sont pas à proprement parler des films politiques. Ils n’engage aucun discours politique (sinon à la marge). Mais ils sont intrinsèquement politiques dans leur forme et dans l’organisation de cette forme. Les choix de Cavalier sont de nature politique. En tournant le dos au cinéma de l’industrie culturelle et en inventant une forme, il définit un geste qui engage la démarche esthétique du réalisateur comme politique.

Irène n’est pas un film politique mais il engage dans son processus une politique du film, un engagement dans l’idée même du cinéma et du cadre. Ce film de Cavalier s’articule sur deux morts, sur deux cadavres et sur la confrontation cinématographique de deux positions : la place du mort et la place de la mémoire, la question du cadavre et celle de l’empreinte du passé. Le film s’ouvre sur la mort de la mère et se poursuit sur la mort d’Irène, trente ans auparavant. Deux morts, deux images et deux filmages. Les morts rappellent les morts. La mort de la mère du cinéaste fait revenir une autre disparue, Irène, femme du cinéaste décédée après un accident de voiture. Le cœur du film est une enquête sur la possibilité cinématographique d’une mémoire des morts. Le premier corps, c’est celui de la mère. C’est un dernier portrait. Le cinéaste Alain Cavalier reformule cinématographiquement le geste du dernier portrait du défunt. Geste rare et délicat, éloigné chez Cavalier de toute morbidité. Irène, quant à elle, est un corps absent. Un corps rendu invisible par la mort, par la brutalité d’un accident qui laisse une empreinte de douleur inapaisable. Le corps absent devient corps d’image faisait littéralement d’Irène une sépulture cinématographique,



L’indécidable comme engagement esthétique

Lorsqu’il sort sur les écrans en 2011, Pater a été sélectionné à Cannes et met en scène un acteur français connu, Vincent Lindon. Les signes extérieurs pourraient faire croire qu’Alain Cavalier aurait fait marche arrière et serait revenu vers un cinéma plus conventionnel. Il n’en est rien. Pater est le film le plus atypique et neuf que le cinéma contemporain a porté. Ce film est une double expérience : expérience de ceux qui le font, et expérience de ceux qui le regardent. Pater est d’abord la proposition d’une expérience vécue tant par les filmeurs que les regardeurs. Le projet pourrait se résumer en un jeu. Alain Cavalier et Vincent Lindon décident de faire un film ensemble. C’est un désir qu’ont les deux hommes dans une relation dense et substitutive. Une relation père-fils de substitution se dessine au long du film. L’idée est, au fil des rencontres, les deux hommes décident de se transformer en président de la République et premier ministre pour inventer une fable politique. Le film est inconfortable et fascinant car son dispositif est celui de l’indécidable. Il est impossible de statuer et de distinguer la réalité de la fiction, le jeu du « je », le costume du vêtement. Ce dispositif de l’indécidable n’est pourtant pas une méthode, c’est une expérience et une aventure. Le film ne cesse de brouiller les frontières, de multiplier les passages de la réalité à la fiction, de l’acteur au personnage, à la place de l’acteur dans le personnage et inversement. Le spectateur est perdu, mais cette dépossession est le sens de l’aventure. Cette dépossession vaut autant pour les spectateurs que les actants du film (filmeurs comme acteurs puisque Lindon et Cavalier sont en quelque sorte les deux). Le dispositif est d’autant plus complexe qu’il fonctionne sur un tissage d’effets de distanciation. Le film montre les coutures, moins pour souligner un discours (appuyer une politique au sens strict du geste) que pour dire l’aventure filmique. Alain Cavalier l’énonce clairement « Nous, on mélange tout ». Tout est en effet bousculé, jusqu’à la place du filmeur. Il n’y a pas un cinéaste qui engage un projet, il y a la rencontre de deux hommes qui finissent par assumer des rôles et des positions communes (comédien et filmeur). La fin du film est exemplaire. Un dernier déjeuner est organisé entre les deux hommes (Cavalier-président et Lindon-ex-premier-ministre). Le plan large fixe montre les deux hommes se filmant chacun avec une caméra, se passant la caméra de main en main (l’alternance des champ/contrechamp et des plans subjectifs souligne la place du montage et donc de la conscience cinématographique de Cavalier). L’indécidable tourbillonne lorsque dans le dialogue Cavalier dit à Lindon « C’est un film, c’est pas vrai », immédiatement contredit par Lindon qui affirme : si, si, si c’est un film, c’est que c’est vrai ». La vérité de l’expérience est vérité du cinématographique, vérité d’un matériau qui vient critiquer autant le statut du politique que du jeu cinématographique : Alain Cavalier « Je pense que le film se prend à bras le corps dans les deux derniers plans. Ils sont en train de manger une fois de plus, parce que les hommes politiques dépensent beaucoup d’énergie. Il faut bien qu’ils mettent du bois dans la cheminée. Dans le dernier plan, il y a une caméra qui les filme de profil tous les deux en train de manger après leur défaite aux élections présidentielles. Et, à un moment, Vincent Lindon, alors que je suis en train de lui passer ma Grand Croix de la Légion d’honneur, sort la caméra de dessous la table pour filmer l’événement. Je ne m’y attendais pas. Et après, c’est moi qui le fais. Il ne pensait pas non plus que je me baisse et prenne ma caméra qui m’attendait pour le moment auquel il y aurait quelque chose à filmer. Moi, je savais que j’allais lui donner ma légion d’honneur. Mais il ne le savait pas, lui. Ce qui fait que c’est là où vous parliez de politique, c’est qu’en général, au cinéma, il y tellement de paramètres pour réussir un plan que c’est le réalisateur qui gouverne la boutique. Là, on peut dire qu’il y a une certaine égalité entre lui et moi. Et une certaine circulation, il n’y a pas de séparation, de compartiment. Dans le cinéma, il n’y a pas le Bien et le Mal. Ca n’existe pas. C’est littéraire. Les notions de justice, d’amour... si vous ne donnez pas une preuve cinématographique, ça n’existe pas. Dire "je t’aime" au cinéma, c’est facile. Mais le prouver, c’est difficile cinématographiquement. » [5]



L’engagement du portrait

Pater vient après les films plus directement autobiographiques. La forme de Pater hérite directement des libertés des films antérieurs, sans effacer le geste du portrait et de l’autobiographie. Car Pater est le portrait critique du politique et le double portrait de Vincent Lindon et d’Alain Cavalier. Le geste de Cavalier à l’égard de Vincent Lindon est le même que celui du cinéaste à l’égard des métiers dans ses Portraits. C’est une magnifique traversée à la Cavalier à l’intérieur d’un acteur. C’est un portrait de l’acteur en action et en liberté d’action. C’est cette expérience qui engage entièrement le cinéma dans la simplicité équivoque du dispositif filmique.

L’autre portrait (en miroir) est celui de Cavalier lui-même qui ne cesse de se mettre en scène, ou de mettre en image le corps dans ses films, qu’il s’agisse du corps du cinéaste, ou du corps du film [6]. L’enjeu est d’abord de déjouer les formes du pouvoir du cinéma (pouvoir du dispositif économique et idéologique, pouvoir du dispositif pulsionnel du régime fictionnel comme dirait Lyotard dans « l’acinéma »). Débarrassé des structures de neutralisation et d’enchaînement, l’engagement est corporel, celui du filmeur qui refuse l’idée d’être comédien. Pourtant dans Pater Alain Cavalier est impliqué dans le jeu, engagé par le dispositif même du film (l’égalité avec Lindon). C’est l’occasion pour Cavalier de dialectiser la question autobiographique et de penser l’image du politique. Le corps politique d’Alain Cavalier devenu président de la République est mis en scène. Cavalier investit tous les codes du politique (costume, cravate, chaussures, chirurgie esthétique) pour les retourner, les renverser non pas dans le jeu fictionnel mais dans le dispositif filmique lui-même : le costume se rapporte au biographique et au factuel (acheter un costume et porter un costume pour la première fois depuis longtemps), la cravate se réduit à l’anecdote (Inès de la Fressange). Au début du film, Alain Cavalier est présent par ses mains qui composent une assiette pour un déjeuner, puis une voix off qui joue déjà sur les frontières entre réalité (achat de costume) et fiction (annoncer au personnage Lindon qu’il est choisi pour être premier ministre). Il apparaît ensuite en costume de président. Cavalier joue au long du film sur cette image, cette apparence du politique (se regarder dans le miroir et parler de chirurgie esthétique). Le fonds du film est de mettre en scène le corps du politique par un dispositif d’écart, un brouillage généralisé des frontières. Cela passe par des temps et des espaces complexes, notamment les cuisines et tables où l’on se retrouve pour déjeuner, les couloirs et les espaces entre les portes. Jouer la politique, c’est saisir certains codes et en déjouer d’autres. Dans Pater, le pouvoir est littéralement entre les portes. Un plan au milieu du film résume le dispositif complexe du film. C’est un échange entre le président, le premier ministre et un troisième ministre. Les trois personnages sont entre deux portes et discutent d’une photographie compromettante que le premier ministre ne veut pas utiliser durant sa campagne pour les élections. Après une coupe, le président qui était parti, reprend place dans le champ, avec un verre d’eau à la main. Le président-Alain Cavalier se repositionne à côté de Vincent Lindon qui est au centre du cadre. Cavalier sourit en inclinant la tête et en regardant la caméra avec un petit air complice. Ce plan résume le dispositif filmique autant son enjeu esthétique. Ce qui est mis en scène, c’est autant le pouvoir que le corps même du réalisateur. Ce qui pourrait passer pour une facétie est autant une marque indécidable du film qu’une rupture de code. Le regard-caméra [7] laissé au montage est une adresse au spectateur. Le quatrième mur explose. Le spectateur est intriqué dans les frontières brouillées du film. Il lui appartient également de penser la situation. L’engagement esthétique de ce regard est le lieu d’une pensée filmique du spectateur. Il appartient pleinement au commun du film. Son regard n’est plus celui d’un spectateur absorbé par une narration qui l’enfermerait dans un stimulus, il est au contraire un regardeur, acteur de l’action au même titre que les protagonistes principaux du film. Tout l’esprit de Pater est dans ce regard de Cavalier. C’est la mise à nu du cinéma par son filmage, même. En mettant à nu la fiction et la fiction intrinsèque du politique par une représentation indécidable, Cavalier filme avec Pater l’acte de création cinématographique. Le dispositif filmique est un engagement dans l’art comme pensée commune du politique par une liberté inédite, conquise dans l’acte cinématographique.





[1Voir à ce sujet René Prédal, Le Cinéma à l’heure des petites caméras, Paris, Klincksieck, 2008.

[2Voir Sébastien Rongier « Au bout de l’image, la rencontre des morts » dans L’art dans tous ses extrêmes, L’université des arts, Klincksieck, 2012.

[3Voir Sébastien Rongier « Theodor W. Adorno. Ecriture, fragmentation et dissonance du monde » dans Le Style des philosophes, Besançon, Editions Universitaires de Dijon et Presses Universitaires de Franche Comté, 2007.

[4« Alain Cavalier, Pater, le cinéma politique », Entretien avec Sébastien Rongier, Nouvelle Revue Pédagogique (NRP), Editions Nathan, n°55, mai-juin 2013, p. 8. Entretien en partie inédit.

[5« Alain Cavalier, Pater, le cinéma politique », Entretien avec Sébastien Rongier, Nouvelle Revue Pédagogique (NRP), Editions Nathan, n°55, mai-juin 2013, p. 8. Entretien en partie inédit.

[6Voir Amanda Robles, Alain Cavalier, filmeur, Le Havre, De l’indicence éditeur, 2011.

[7Voir les analyses autour des enjeux esthétiques et politiques du regard-caméra dans Antoine de Baecque, L’histoire-caméra, Paris, Gallimard, 2008.