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Espace de confusion (sur Eija-Liisa Ahtila, The Wind)
mercredi 1er décembre 2021, par
A la demande de Léa Gauthier qui travaillait alors pour la revue Mouvement, j’étais allé voir son exposition à la gallerie Marian Goodman... C’était en 2002. « Espace de confusion (sur Eija-Liisa Ahtila, The Wind). », Mouvement, numéro 19, novembre-décembre 2002. Voici le texte tel qu’il a paru, sans ajout ni modifications.
Espace de confusion
The Wind , Eija-Liisa Ahtila
Quand on ne le rapproche pas du cinéma ou de la télévision, on le renvoie au documentaire, à la photographie ou à l’installation. Or, et c’est ce qu’il y a de passionnant, la vidéo contemporaine est tout cela à la fois sans pour autant se résoudre à n’être qu’une illustration de ces domaines artistiques. L’art vidéo a su conquérir une place particulière dans les sphères de l’art contemporain tout en préservant un caractère indécidable. Refusant également de n’être qu’un symptôme du temps présent conformisant et récupérateur, l’art vidéo trace de nouvelles lignes d’échanges artistiques tout en formulant et en expérimentant ses propres enjeux esthétiques.
Le travail d’Eija-Liisa Athila s’inscrit dans cette dynamique fragile qui refuse l’identité et l’effectivité du monde et préfère explorer des formes qui travaillent l’incertitude contre l’évidence, l’écart contre l’instantané.
The Wind / Tuuli (2002), installation vidéo récente de l’artiste finlandaise, permet d’envisager la richesse actuelle et la spécificité de l’art vidéo. Cette installation est composée de trois écrans placés dans une pièce sombre aux murs peints en rouge. Mais que dire de l’histoire ? Que dire des personnes qui traversent ces images ? En dénaturant nécessairement la complexité du récit, on pourrait avancer l’idée d’une exploration d’un espace mental, d’un parcours de dépression à la fois atmosphérique et intérieur.
Le vent entre dans une chambre et en désorganise l’espace. Les objets s’envolent, tombent, se retournent et s’éparpillent.
Une femme parle de ses peurs, de sa colère, de ses expériences malheureuses et de sa rage intérieure, clivée, incapable de sortir.
On voit un jeune homme repasser les journaux de la jeune femme, Susanna, et refuser ses avances.
On voit trois jeunes filles traverser l’espace de cet appartement que la jeune femme met systématiquement en désordre. Mais il semble que ces jeunes filles ne voient ni n’entendent Susanna.
On voit les objets cassés, découpés, jetés, entassés…
On voit des images et leur débordement.
The Wind est une forme troublée, remplie d’incertitudes, le triptyque ne permet aucune image globale. Il noue l’image à sa propre précarité : ce qui est montré, présent, s’efface dans la visibilité. L’image devient un espace indécidable. S’il y a un espace mental, il se traverse dans l’image et dans le son. Il ne se réduit pas à une forme unique et unilatérale. Ahtila explore la confusion de l’espace.
Le triptyque élabore le montage en le disjoignant. The Wind commence comme Psycho d’Alfred Hitchcock par une même approche : de la ville au building-immeuble, de l’immeuble à la fenêtre de la chambre… Au jeu des citations possibles et (im)probables, Psychose apparaît pourtant comme une chausse-trappe. Car Ahtila déborde le terrain érotique du début du film d’Hitchcock pour explorer un autre désordre et élaborer une autre forme d’image. Là où le cinéma fluidifiait la mise en image par les mouvements d’appareil et le montage, Ahtila, elle, décompose le montage, le libère de son contenu argumentatif, fragmente l’expérience du spectateur en bouleversant son espace de perception. {}
Les trois écrans distribuent chacun un élément de la description de départ. Dans un premier temps, l’écran de gauche fait un panoramique sur la ville, tout comme l’écran central (mais avec un autre angle de prise de vue), alors que l’écran de droite est constitué par un travelling marquant l’entrée dans la ville. Dans un second temps, les plans suivants, pris sous des angles toujours différents, poursuivent cette décomposition par une série de plan fixes : le bâtiment sur l’écran de gauche, une partie de l’immeuble sur l’écran central et la fenêtre (vue de l’extérieur toujours) sur l’écran de droite. L’opération plastique du tryptique qui structure l’installation décompose le montage et élabore ses formes spécifiques de tensions. En ne renvoyant pas l’analyse de l’installation vidéo au régime cinématographique, l’économie visuelle propre à ce matériau se révèle.
The Wind explore la mise en désastre systématique d’un espace qui est à la fois psychique, social et esthétique. Si le rapport de l’espace intérieur est celui du rangement au dé-rangement, le rapport à l’espace social est plastique et idéologique.
La jeune femme est une colère qui s’identifie au vent renversant l’ordre initial de la chambre. Ce qui pénètre dans l’appartement, c’est l’incertitude de « l’inquiétante étrangeté ». Principe de mise en désordre du réel comme de la fiction, la jeune femme, face caméra, semble se confier au spectateur, introduisant paradoxalement un effet de réel, lui-même mis en cause par l’image. Susanna brise les meuble, casse la vaisselle, le linge, les couvertures, les imprimantes. Ce qui s’éprouve dans cette destruction des objets et ce rapport difficile aux êtres vivants, c’est sa rébellion et sa rage mélancolique [1]. Ce rapport à la destruction produit dans l’espace de l’appartement de petites installations qui rappèlent les travaux de l’esthétique du tas ou du rebus (sculptures de cintres, tas de papiers, de vêtements ou d’objets brisés).
Cet espace de la dévastation engage le dispositif dans l’élaboration d’happenings sous-tendus par une démarche critique et esthétique. Susanna élabore une action, en apparence absurde, qui interroge symboliquement le déni de soi tout en critiquant les formes sociales du discours sur le corps et les clichés de la beauté. Elle écrase des tubes de rouges à lèvres. L’objet d’une beauté canonique est méticuleusement et systématiquement détruit par Susanna alors que le dispositif des images creuse les tensions de l’espace visuel. Si l’on peut reconstitué mentalement ou verbalement l’ordre des actions du personnage, aucune discursivité n’existe dans la vidéo d’Ahtila. Elle questionne au contraire une impossible linéarité, travaillant sur le hoquettement des évènements. Le triptyque fonctionne sur un principe de rupture : un des trois écran montre toujours un espace immobile alors que les deux autres sont dans le mouvement et la destruction. Cette immobilité n’est pas un point de référence fixe et stabilisateur (il change d’écran). Au contraire la tension se redouble par une distribution des images dans le dispositif, tirant constamment le processus dans sa déliaison. Quand l’acte d’écraser les tubes est montré sur l’écran central, il apparaît ensuite sur l’écran de gauche avec un léger décalage temporel (effet de retour ou d’annonce) : on la voit agissant mais on ne voit plus l’acte d’écraser. Ses chaussures, la planche, les tubes sont désormais hors champs, comme évacués de la conscience, pris dans le dérèglement général, le plan fixe du tas laissé sur le sol venant souligner ce dérèglement par effet de contraste. Cette immobilité qui devrait renverser la problématique du mouvement rageur en fixe dialectiquement le mystère (comme la fin le définit).
Chaque phase contient ce type d’appui oppositionnel, soit par une mise en abyme de l’image dans celle d’à côté, soit par un effet de ralentissement combiné au son, soit par un décalage du point de vue et de la temporalité, soit par une une présence dans le même plan de différentes temporalités.
La fin de la vidéo synthétise ces différentes tensions en explicitant presque le mystère initial [2]. Susanna, débordée par elle-même, finit par se réfugier près du plafond en grimpant sur le mur comme une araignée. L’écran central montre Susanna contre le mur flottant au-dessus du sol. L’écran de gauche opère un panoramique de gauche à droite dans la chambre alors que l’écran de droite fait un panoramique de droite à gauche de la même. Les deux écrans de côtés sont donc dans un mouvement rentrant, un mouvement clivé sur lui-même, constituant un principe d’intériorisation. Ils montrent également une forme singulière et vide, à la fois unique et mystérieuse, s’évidant dans l’image même grâce au dispositif, constituant un principe d’incertitude, une confusion.
Appréhender The Wind, c’est concevoir le dispositif propre à l’installation vidéo d’Ahtila. Envisagée dans son incertitude catégorielle, incluant et utilisant d’autres formes sans pour autant leur être inféodé, The Wind glisse sur les possibles effets de ressemblance pour s’envisager comme matériau propre de l’art contemporain. Le monde qui se crée est un monde intérieur qui vibre au démembrement des formes de l’extérieur.
[1] Propos de Susanna dans The Wind :
"Then this rebellion starts and then things somehow start getting out of hand"
"I don’t feel anger and melancholy., but I am anger and melancholy"
(Alors cette rébellion commence et ensuite les choses deviennent en quelque sorte incontrôlables.
Je ne ressens ni colère, ni mélancolie, mais je suis colère et mélancolie.)
Ecrit par Eija-Liisa Ahtila.
[2] Voix off du début de The Wind :
"Susanna : Where is the draft coming from, then ?
Man : Your imagination. "
(Susanna : D’où vient le courant d’air, alors ?
Homme : Ton imagination)