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Images de guerre, le cinéma est un combat (le cinéma de Frédéric Tachou)
vendredi 3 décembre 2021, par
Voici le texte tel qu’il a paru, sans ajout ni modification.
Le cinéma de Frédéric Tachou explore l’image et la mémoire dans une même volonté d’effacer la simple surface pour la confronter à l’expérience humaine. Ces films nous apprennent à repenser l’idée d’une image cinématographique comme une pure présence.
J’aime la guerre envisage, comme son titre l’indique avec une subtile provocation, la question du conflit militaire. Mais c’est aussi un enjeu de perception du présent qui est posé par Frédéric Tachou. J’aime la guerre appartient à ce genre qu’on appelle le cinéma expérimental… notion contestable qu’ailleurs Dominique Noguez a lui-même critiquée. Mais le sous-titre de ce film étant "un film de guerre psychologique expérimental", on peut comprendre que son cinéma déborde les cadres traditionnels du cinéma. Exigeant dans ce renversement des habitudes, ce film est lui-même une interrogation sur l’image en tant que lieu de mémoire possible.
A l’origine était la guerre.
Tachou interroge ce départ, cette origine avec son corps, avec l’image et son imaginaire en élaborant un récit cinématographique, une fiction dans laquelle Histoire et histoires s’imbriqueront dans l’image.
Le philosophe Jacques Rancière pense que "[l]a politique et l’art, comme les savoirs, construisent des "fictions" c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire" [1]. Frédéric Tachou explore cette ligne de partage réagencée à partir du corps. Car ici le corps cherche, dans les interstices d’une forme répétée du corps dans le corps de la guerre et de l’image, à trouver sa place dans l’histoire.
A l’origine était la guerre.
Le film commence par une série de panoramiques montrant un homme courant, vêtu d’un uniforme et d’une arme portant baïonnette. Il donne l’assaut, recommence et poursuit cette tentative. Ce soldat (interprété par le réalisateur) essaye de trouver, de retrouver le geste, un geste qui serait mimétique du véritable geste guerrier. Car il s’agit bien d’une recomposition, d’une mise en scène, d’une mise en image d’une posture de la première mondiale. Filmé en contre-plongée, ce point de vue de la tranchée se répète, alternant avec des aménagements de barbelés, puis une avancée frontale de l’apprenti militaire. Ce dernier semble être un corps à la recherche d’une place dans l’espace.
Mais cette duplication du réel, cette volonté d’être une empreinte du monde dans une tentative imitative échoue en tant que telle. Car une voix off commence en avouant avec cette première expérience : "Au début, j’imitais… pas mon père mais d’autres, copiés sur des images, des films." Ceci indique déjà la distance temporelle. La prise de conscience de l’impossibilité mimétique n’est pas une renonciation mais une prise de conscience esthétique et politique.
La tentative analogique, sa répétition, échoue car elle montre l’impossibilité d’une transparence entre le monde et sa représentation. C’est au contraire dans une interrogation des formes mêmes de la représentation que le cinéaste cherche aussi bien à comprendre le monde qu’à y inscrire son corps. C’est dans les plis du réel que Tachou décide de mener cette exploration. L’image va devenir le corps de cette interrogation. Le corps déposé dans l’image déborde de lui-même pour formuler une voie latérale et critique. La surface de l’image en devenant surface d’apparition absorbe une profondeur et dialectise la question du jeu.
Car cette mimétique semble s’imposer comme un jeu. Jouer à la guerre, c’est déjà apprendre à la faire. Voilà ce que nous découvrons. Mais déjà le jeu ne doit pas être entendu par son étymologie. Il ne s’agit pas ici d’un ludus d’une forme festive et spectaculaire. Contre cette forme réifiante du cinéma le jeu qui se développe ici est un simulacre c’est-à-dire, selon la formulation de Lyotard dans l’acinéma, une forme de débordement contre la "normalisation libidinale" [2]. S’interrogeant sur la guerre comme structure de l’histoire, Tachou montre que l’image de guerre est nécessairement image du temps. La perception du présent n’est pas une répétition à l’identique. Elle amène au contraire d’autres images. Ce sont ces images autres, vécues comme telles, qui lient le présent à la temporalité et nient l’idée d’une pure présence postmoderne comme état de jouissance d’un individu devenu atemporel et réduit à la seule actualité de ses sensations. Au contraire, le jeu que dialectise l’image de Frédéric Tachou dans J’aime la guerre n’est pas un masque carnavalesque mais un travail sur l’idée même de représentation. La condition d’être qui se formule dans les plis de la répétition du corps dans le jeu de la guerre passe par la réappropriation de l’enfance.
A l’origine était la guerre.
Jouer à la guerre, c’est apprendre à la faire.
De quoi se souvient ce corps qui joue à la guerre ? Il semble se souvenir du processus de l’enfance, son imaginaire en marche, construisant cette "fiction" dont parle Rancière, cette fiction qui recompose, efface et transforme. La voix off précise la mise en place du jeu : "Le jardin, une plaine, un désert ; les arbres, des forêts ; cette branche, un arc ; cette latte, une épée ; cette toile, un signe, un ralliement… la campagne, Verdun ; la maison, un fort, une position ; l’oreiller, un sac de sable". Mais le corps enfant a disparu, l’enfance a disparu. L’élément qui pourrait encore signifier ce jeu de l’enfant, c’est le jouet.
Tachou mêle d’abord, dans un travail de surimpression, les images de la seconde guerre mondiale à un paysage contemporain avant de laisser la place aux jouets : maquettes d’avions, de chars, de camions, figurines plastiques figées dans des postures. Agemben nous apprend que le jouet est ancré dans le passé et permet de faire émerger l’Histoire [3]. Tachou le montre en travaillant à partir de ces maquettes qu’il anime, produisant cette inquiétante étrangeté et ce moment de trouble qui met en cause la réalité par cet effet de réel induit par le matériau cinématographique. Filmant en très gros plan une maquette d’avion de guerre, Tachou révèle ici que les jouets ne sont ni totémiques ou anecdotiques. Formant d’abord le corps perdu de l’enfance qui jouait à la guerre, ils montrent par le travail de l’image et du montage une totale absence de nostalgie. Ce qu’il souligne avant tout c’est que les jouets sont des éléments de construction idéologique. Ce travail n’est pas sans rappeler celui de l’artiste contemporain Gérard Gasiorowski qui avait conçu, en 1974, une installation appelée la guerre : des jouets de guerre calcinés, éventrés et enchevêtrés, renvoyant le matériau à cette tourbe désastreuse et effroyable.
Dans le film, les jouets participent de cette représentation de la guerre autant que les images en surimpression. La tension dialectique dégage des enjeux qui sont cinématographiques. C’est avec des jouets qu’il construit et anime l’attaque d’une colonne de blindés. Mais c’est par le montage, c’est par un cadrage serré, une progression dramaturgique qu’il montre la guerre sans passer par l’illusion mimétique.
Il n’y a donc pas de présence dans l’imitation mais seulement dans un travail de l’image qui ouvre cette tension temporelle et historique. C’est encore Jean-François Lyotard qui nous apprend que la mise en ordre consiste " à disposer la matière cinématographique selon la figure du revenu ". Ainsi, "les mouvements du cinéma [seront] en général ceux du revenu c’est-à-dire la répétition du même et sa propagation." Donc "[t]oute forme dite bonne implique le retour du même, le rabattement du divers sur l’unité identique" [4]. J’aime la guerre forme l’expérience critique d’un cinéma enfermé dans cette usure mimétique. Voici sans doute ce que signifie ce titre, une guerre contre les conventions et les convenances, une guerre déclarée contre un cinéma voué à l’effet et à la marchandisation des esprits et de l’esthétique, c’est-à-dire la guerre d’une pensée active et critique contre l’artifice et la réification. En cela, on pourrait comparer Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg et J’aime la guerre de Frédéric Tachou. Ce rapprochement qui n’est pas sans évoquer David contre Goliath n’est pas hasardeux. Ces deux films abordent les mêmes thèmes. N’est-il pas question de part et d’autres d’un individu dans son rapport à la communauté, d’une question de la guerre envisagée d’un point de vue individuel et charnel ?
Bien sûr la raison commerciale de l’un est irréconciliable avec la raison critique de l’autre. Mais c’est là tout l’enjeu d’une telle analyse, exercer une critique avec les enjeux du cinéma lui-même. Car le cinéma produit ses propres outils d’analyse. Et le film de Frédéric Tachou est le matériau de cette critique. L’expérience critique de ce court-métrage met en place une forme qui pose des bases cinématographiques d’une critique du cinéma lui-même. En envisageant le travail cinématographique du jouet et du corps dans cette problématique guerrière, il induit la critique du film de Spielberg. Ce qui a été vanté, admiré et pillé dans cette production hollywoodienne, c’est le dispositif technique (notamment sonore), ce sont les effets spéciaux, le tournage à l’épaule, tremblé. Bref, l’élément unanimement salué fut, lors de la sortie du film, le saisissant effet de réel de la séquence d’ouverture. Les anciens combattants du débarquement ont avoué leur effroi devant ce "comme si on y était" puisque, eux, y étaient. Mais cette duplication spectaculaire est avant tout une question de technique cinématographique, réduisant la matière filmique à un attrait mimétique. Or ce cinéma en trompe-l’œil est bien un trompe-l’esprit. Car cette forme n’ouvre à rien d’autre qu’un abasourdissement de sensation, une prise au piège par le spectacle, neutralisant toute forme de pensée.
A l’origine était la guerre.
Et pourtant, à la différence, une fois encore du blockbuster hollywoodien, le film de Frédéric Tachou ne se réfugie pas dans une valorisation de l’individualisme. Au contraire, plus il avance dans les formes de représentation qui construisent nos idéologies (la séquence centrale montrant un récent défilé du 14 juillet souligne cette guerre présente et invisible en continuité avec les images de guerre en surimpression tout au long du film), plus il souligne l’idée communautaire de la guerre. La litanie des guerres et des batailles perdues (la Commune, la froide, d’Espagne, du ghetto de Varsovie, du 8 thermidor de Borodino), celles gagnées (Valmy, Little Big Horn, Stalingrad, Diên Biên Phû) marquent cette conscience de la communauté des hommes. C’est l’ensemble des consciences qui participent à cette idée de la guerre, formant des strates de mémoires, comme Tachou forme des strates d’images. Les séquences finales montrant la famille du réalisateur (ses grands-parents, ses parents) et les surimpressions d’images de guerre soulignent cette interrogation sur la mémoire de la guerre comme trace du temps. L’opposition entre les images contemporaines paisibles et les violentes images de guerre en noir et blancs, ce tressage dans le fondu des images fait émerger ce trouble.
Un montage found footage termine le film de Frédéric Tachou. Ce sont les retrouvailles des familles russes après la guerre. Des visages marqués, tracés par de longues rides, des joies, des pleurs, des retrouvailles, leurs sensations tendues et explosives, des baisers, des corps s’enlaçant, s’embrassant et la douceur des gestes, cette main caressant les cheveux. La tragédie est là, silencieuse et humaine, elle forme une douleur retenue et vibrante dans ces liens retrouvés entre ceux qui ont fait la guerre et ceux qui l’ont vécu, subi, ceux qui ont résisté à tout.
Parce que l’humain n’existe qu’en dehors de la guerre.
La voix off du réalisateur l’indiquait déjà : "Dans mon genre de guerre, il n’y a pas de victoire possible, uniquement des catastrophes. Mais petit déjà je le savais."
[1] Rancière, Jacques, La partage du sensible, Paris, La Fabrique-éditions, 2000, page 62.
[2] Lyotard, Jean-François, L’acinéma, in Cinéma : théorie, lectures, textes réunis et présentés par Dominique Noguez, Revue d’esthétique, numéro spécial, Paris, Klincksieck, première édition 1973, deuxième édition revue et mise à jour 1978 , pages 359 et 364.
[3] "Le jouet est une matérialisation de l’historicité contenue dans les objets, qu’une manipulation d’un genre particulier lui permet d’extraire."
Agemben, Gorgio, Enfance et histoire, traduit de l’italien par Yves Hersant, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2002, page 131.
[4] Lyotard, Art. cit., p.361.