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Ann Lee, image rebelle

mercredi 1er décembre 2021, par Sébastien Rongier

Comment s’est faite la rencontre avec Jean-Pierre Gloro et Ghislaine Trividic qui animaient cette belle revue d’art contemporain en marge des espaces parisiens ? Je crois que c’est grâce au galeriste Philippe Casini qui m’avait confié quelques numéro. J’avais écrit. Et après quelques échanges chaleureux, une collaboration denses sur 7 numéros de cette revue trimestrielle, numéros au cours desquels j’ai pu développé quelques esquisses de réflexion qu’on retrouvera notamment dans Cinématière.
Pour cette première collaboration, la revue Art présence acceptait ma proposition de travail sur le personnage d’Ann Lee... qui allait faire la couverture de la revue. Une très belle couverture. Fierté ! Voici le texte tel qu’il a paru, sans ajout ni modifications.
« Ann Lee, image rebelle. », Art Présence, numéro 42, avril-mai-juin 2002.


Ann Lee était "la fille d’un forgeron illettré de Manchester en Angleterre au début de la Révolution industrielle, qui fonda les Shakers" [1], une communauté religieuse puritaine qui débarqua en Amérique à la fin du XVIIIéme siècle pour y fonder une théocratie. On découvrait l’existence de ce personnage [2] au début de la vidéo de Dan Graham Rock My Religion, réalisée après la rédaction de l’article du même nom. Dan Graham, poursuivant son interrogation sur les enjeux symboliques et idéologiques du rock, montrait au travers de la naissance de ce mouvement musical, des Hippies et surtout de la chanteuse Patti Smith, combien les représentations sexuelles du rock américain étaient liées aux représentations religieuses et puritaines de ce pays tout en étant indissociables des questions économiques et commerciales de cette culture.

Ann Lee est aujourd’hui un personnage, une figure, une expérience clé de l’art contemporain.

Or, la Ann Lee contemporaine n’a guère de points communs avec l’illuminée du XVIIIéme siècle. C’est la surprise rétroactive de retrouver ce nom oublié dans la vidéo de Dan Graham. Et pourtant certains liens pourraient être imaginables non pas entre les deux Ann Lee mais avec le propos de Graham quant aux enjeux idéologiques tissés par ces rapprochements.

Alors qui est-elle ? Qui est ce personnage qui est entré dans l’horizon contemporain de l’art ?

Au départ Ann Lee est un personnage de Manga ou plus exactement le produit de l’agence graphique japonaise Kworks. Cette agence spécialisée dans la création de personnages pour l’industrie de la bande dessinée, du dessin animé ou de la publicité avait imaginé ce personnage codé, préfabriqué comme un personnage secondaire, à la psychologie très sommaire, finalement destinée à mourir aussi vite qu’elle serait apparu dans la fiction à laquelle elle aurait été destinée. Ainsi Ann Lee, silhouette mauve coincée parmi d’autres images vides dans les books de Kworks trouva-t-elle un acquéreur avec la maison de production Anna Sanders films créée par les artistes français Philippe Parreno et Pierre Huyghe. Sous la forme d’un fichier informatique acheté 46000 yen, Ann Lee allait devenir un projet artistique baptisé No Ghost, Just a Shell. Ce projet, en apparence simple, consiste à mettre à la disposition d’artistes Ann Lee afin qu’ils donnent à cette figure un caractère et explorent ses possibles. A cette heure Ann Lee a fait l’objet de quatre réalisations : Anywhere out of the World, vidéo de quatre minutes de Philippe Parreno de 2000, Two minutes out of Time, vidéo de quatre minutes de Pierre Huyghe de 2000 et Ann Lee in Anzen Zone, vidéo de trois minutes vingt cinq secondes de Dominique Gonzalez-Foerster en 2000. Enfin, en 2001, Pierre Huyghe, invité du pavillon français de la 49ème biennale de Venise, intégrait un nouvel épisode au projet. One Million Kigdoms est le titre de cette dernière vidéo. D’autres collaborations sont annoncées (Rivkit Tiravanija, Liam Gillick ou Pierre Joseph). Mais l’on aura bien à l’esprit qu’il ne s’agit pas, dans les propositions artistiques développées par Gonzalez-Foerster, Huyghe et Parreno, d’accumulation d’épisodes formant une série. C’est bien au contraire une expérience transformante qui interroge les conditions d’existence d’une forme extérieure. Ann Lee achetée 46000 yen est donc au départ la représentation visuelle d’une forme ou plus exactement une figure qui deviendra une présence par le travail de ces artistes. La figure est forme extérieure, représentation visuelle ; elle devient présence parce que les artistes interrogent d’abord les conditions de son interprétation, le sens qui peut se dégager de cette extraction de la marchandise décorative qu’était Ann Lee. Bref, en postulant le possible d’Ann Lee, c’est tout une critique et de l’industrie culturelle, et des enjeux de l’art contemporain qui germe ici.

Ann Lee pose la question du statut de son existence face au spectacle, objet des formes contemporaines de l’industrie culturelle ; elle est donc d’abord la forme vide de ce spectacle-là, figure de cette culture industrielle, image née de l’entreprise Kworks. Elle était sans avenir sinon dans cette consommation qui la condamnait à demeurer une figure vide. Elle aurait décoré l’arrière-plan d’une fiction, objet d’un prêt-à-consommer scénaristique. Oubliée avant même d’avoir existé, elle aurait été l’illustration de la culture de la société de la consommation construisant une amnésie générale, une neutralisation systématique pour ne laisser place qu’au seul acte désormais jugé important : l’acte de consommer. Or, en décidant d’ouvrir cette figure à son propre possible, Huyghe, Parreno et Gonzalez-Foerster s’opposent d’abord à l’assujettissement d’Ann Lee aux formes marchandes de sa réification. Ils réduisent à néant les aspects divertissants de cette figure de manga. Grâce aux quatre opus d’Ann Lee, nous ne sommes pas dans le plaisir de l’illustration, ni dans l’entertainment, nouvelle modalité du monde de l’art mais bien dans ses questionnements. L’art contemporain ne "sauve" pas Ann Lee mais ouvre notamment avec elle l’interrogation de la marchandisation de l’art contemporain par l’industrie culturelle. Cette interrogation, parmi d’autres, et l’implication d’un sens ne sauvent rien. C’est au contraire un élément induisant du désordre et de l’incertitude (ce "possible" déjà évoqué) contre la nouvelle mise en ordre d’une idéologie dominante. Dès le départ le projet s’inscrit comme contre-pied critique des formes culturelles contemporaines [3].

Prendre ce personnage de manga n’est évidemment pas indifférent. Non seulement c’est une figure standardisée qui participe à la fonctionnalisation de l’activité artistique mais c’est aussi une image dont la lisibilité dépasse le simple cadre japonais. Faisant partie d’un langage visuel international, Ann Lee occupe une place fondamentale dans la question de l’entertainment et de l’image qu’elle génère.

Le projet No ghost, Just a Shell est une référence explicite à Ghost in the Shell de Oshii, film d’animation qui traitait dans l’esthétique propre au manga de questions aussi vastes que celles de l’identité, de la corporéité ou de la politique dans une fiction futuriste à l’ère d’une cyberculture sécuritaire et technoscientifique. Cette histoire de fantôme qui s’inscrit dans une problématique de l’image tout à fait contemporaine (aussi paradoxal que cela puisse paraître le fantôme trouve un terrain d’expression fertile avec l’image virtuelle et les problématiques cinématographiques contemporaines) n’est pas celle d’Ann Lee. En refusant à juste titre l’idée de fantôme (ghost), Huygue et Parreno peuvent interroger l’image contemporaine tant dans sa formulation esthétique que ses enjeux idéologiques et critiques [4]. En étant out of the World et out of Time, Ann Lee peut d’abord être cette interrogation sur sa condition d’être image. Parreno avait commencé dans sa vidéo par interroger la consommation de l’image, celle d’Ann Lee justement. Pierre Huyghe avait dans sa première vidéo révélé la présence quasi cinématographique d’Ann Lee face au spectateur. On y voyait à nouveau ce personnage en trois dimensions [5] le visage allongé par un front immense, balayé par les mèches bleues (chez Parreno ou Gonzalez-Foerster) ou violettes (chez Huyghe) de sa chevelure, un nez qui n’est que l’idée d’un nez et une bouche qui n’est qu’un trait d’où sortiront les interrogations d’Ann Lee. Ses yeux, quant à eux, ont définitivement perdu iris, rétine, cils et expression, ceux de l’image dessinée des mangas qui appuient avec outrance les traits émotifs des personnages. Peut-on dire pour autant qu’Ann Lee soit aveugle ? Evidemment non. Elle voit, elle regarde le spectateur, l’horizon, ce qu’elle était auparavant, ce qu’elle serait. C’est sûr, elle voit.

Mais c’est Dominique Gonzalez-Foerster qui explore l’identité d’Ann Lee et son ancien potentiel fictionnel pour l’en débarrasser et induire dans son monologue et le tissage de ses voix d’autres questions plus effrayantes dans cette répétition en forme de mélopée

There will be no satety Zone [6]

Cette imprécation poétique qu’est celle d’Ann Lee est bien celle de l’image comme forme de spectacle qui aveugle tout sens et devient cette amnésie générale [7]. L’expérience d’Ann Lee nous montre que l’image, quelle que soit son expansion, n’est pas responsable de la démission de la pensée. L’image n’est pas "là" ; elle n’est pas une pensée. Elle est à penser. Et c’est à la pensée seule de penser l’image. S’il y a une démission de la pensée face à l’image, la cause en est la pensée elle-même.

Ann Lee, en tant que présence traversée par certains artistes contemporains, est enjeu de cette critique qui doit penser les éléments idéologiques de l’image. En ne se conformant pas au connu qu’on allait faire d’elle, Ann Lee devient non-reconnaissance du connu et se transforme en expérience du simulacre. Il s’agit ici de reprendre la vieille distinction platonicienne entre copie (icône) et simulacre (phantasme) qui demeure un enjeu crucial pour comprendre les pensées relativistes qui réduisent de façon méprisante la pensée esthétique. Si Platon accepte la copie comme principe du Même et de la conformisation (dont on voit aujourd’hui plus que jamais les effets de convention neutralisante) parce qu’elle s’inscrit dans la théorie de l’Idée (même comme forme dégradée, la copie est toujours subsumée), il refuse et condamne en revanche le simulacre parce qu’il est non conforme à l’idée du modèle. C’est bien ce simulacre qui opère une subversion du principe identitaire (la copie et la norme) pour proposer une non ressemblance ouvrant à la différence [8].

C’est là tout le paradoxe de l’expérience Ann Lee. Elle résiste à la copie et à la norme pour inventer une identité, en tout cas son possible, un matériau qui ne serait plus une image sublimée ou subsumée mais une expérience de la pensée. Aussi Ann Lee est-elle une présence [9] plutôt qu’une représentation. Elle s’oppose aux codes, aux codifications et aux instances répressives de la représentation inscrites ici comme espace de reduplication idéologique. La représentation comme espace de mise en ordre oblitère l’événement constitué par le simulacre parce que le simulacre est dans l’outrepassement de l’identification [10]. C’est pourquoi l’articulation des vidéos No Ghost Just a Shell ne sont pas dans l’ordre de la répétition c’est-à-dire "l’organisation cyclique du capital" [11]. C’est bien dans l’échange incertain de la différence que se constitue l’expérience d’Ann Lee. Car, en tournant le dos au mimétique de l’image (l’ordre de la représentation de l’agence Kworks), Ann Lee quitte l’immédiateté conciliante de la consommation pour être un lieu et un temps d’échange, à la fois en dehors du temps et de l’espace pour être son propre temps et son propre espace, celui de l’œuvre d’art et son contenu de vérité, au sens adornien de l’expression [12]. En tant que présence c’est-à-dire événement d’une pensée capable de penser ses propres incertitudes et donc de penser l’image dans ce qui se dérobe d’elle-même en elle-même, cette présence permet de signifier l’image comme passage. En cela elle ne saurait se tenir à sa marchandisation. En redéployant la question de la pensée, l’image comme passage sort de l’immédiateté de la communication qui n’est que l’exposition du connu pour devenir cette présence, son possible c’est-à-dire un savoir à interpréter.

Le processus de déplacement, son caractère changeant qui, dès le projet lui-même, n’est pas la répétition d’un même mais bien l’exploration de ce qui se fait autre conduit à rendre impossible la conformisation à un modèle d’œuvre. C’est sans doute pourquoi la question du double apparaît comme primordiale dans cette expérience. Si l’image dédoublée d’Ann Lee dans la vidéo de Parreno fait écho au système de production qui infantilise et instrumentalise les images dans des fictions vides, elle déployait déjà cette question de son propre statut. Sa mise en présence est une mise en question. Le plan où l’on voit Ann Lee, personnage en 3 dimensions de l’art contemporain montrant l’image du personnage qu’elle aurait du être, évoque cette sortie du monde, cet ailleurs qu’est la question d’elle-même, sachant que son statut est celui de l’image. C’est donc dans l’autre de l’image qu’il faut creuser la piste d’Ann Lee c’est-à-dire non pas autre chose que l’image mais bien ce qui se dérobe en elle. Dominique Gonzalez-Foerster explore cette voie. C’est la question de l’espace qui préoccupe essentiellement le travail de cette artiste. C’est ici la question l’image dans son dédoublement, son dialogue et sa réversibilité qui préoccupe la vidéo de Gozalez-Foerster. Le décentrement d’Ann Lee (le double, les deux langue…) renvoie à un processus qui n’offre pas de modèle mais opère un renversement dans ce dédoublement. Il ne s’agit pas de produire une équivocité pour elle-même mais de suivre la dynamique d’un sens qui s’élabore à partir de ses effets d’incertitude. L’image comme espace de cette incertitude devient un lieu transitoire et précaire, celui de l’inadéquation : contre l’idéalisme normé et positif de l’identité pure développée par le concept de totalité, l’image contemporaine devient le lieu d’une possible dialectisation de cette clôture systématique. On peut alors penser selon Théodor Adorno "la non-vérité de l’identité" [13] au travers de son simulacre et ouvrir la pensée de l’image dans ce processus de débordement à sa différence. C’est ici Ann Lee fondamentalement saisie comme autre : autre de l’image dans l’image, autre de l’identité. C’est dans ce matériau contemporain de la vidéo que les enjeux critiques, que le contenu de vérité de l’œuvre émergent et peuvent résister à l’idéologie dominante.

Si la modernité est souvent désignée par l’idée de la perte du sens, encore faut-il savoir de quel sens il s’agit. En se dégageant des voies ontologisantes de l’en-soi et des systématiques totalisantes et totalisatrices, la modernité s’est constituée en explorant l’autre du sens systématique. On peut penser qu’elle poursuit ce travail qui engage l’idée d’une forme nouvelle de création de sens. L’esthétique, interrogeant les formes contemporaines de l’art, peut continuer d’activer ces formes modernes en proposant une pensée qui serait un processus fragile reposant sur un écart et ouvrant une pensée dont le mouvement même refuserait l’identité et l’effectivité du monde. Cette dynamique critique dont l’enjeu de connaissance et de vérité travaille l’incertitude contre l’évidence ouvrant la pensée à sa propre altérité, au non-conceptuel dans le concept, apparaît dans le concept d’ironie. En constituant l’ironie comme concept de la modernité, on peut alors envisager un mouvement de transformation qui constitue le sens dans son décalage critique. Et l’expérience d’Ann Lee s’inscrit dans cette démarche d’insoumission résistant à l’instantanéité et au consensus notamment parce que l’ironie est dans le mouvement troublant d’une pensée en acte qui appelle l’acte de penser de l’autre. C’est dans ce mouvement que se saisit l’événement ironique.






[1Dan Graham, Rock My Religion (1982) in Rock/music Textes, traduit de l’américain par Sylvie Talabordon, Dijon, Les presses du réel, 1999, page 85.

[2Emprisonnée en Angleterre comme sorcière et partie en Amérique en second Messie pour y installer "une communauté utopique fondée sur l’abstinence sexuelle, l’égalité stricte entre Homme et Femme, et une économie fondée sur les métiers manuels et un système de propriété collective"
Ibidem, page 86.

[3Mais l’on voit bien la situation paradoxale et problématique d’Ann Lee, ou plus exactement de la production d’une vidéo d’artistes contemporains (Ann Lee n’est pas une entité autonome mais seulement un espace d’interrogation de nos formes contemporaines d’images et de leur production-reproduction) quand on a pu découvrir la participation de la vidéo de Pierre Huygue lors de l’exposition Au-delà du spectacle (Centre Georges Pompidou, 2000). Il y aurait beaucoup à dire sur la forme et le contenu de cette exposition qui, loin d’être dans un "au-delà" (qui aurait formé une sorte d’action debordienne) participe pleinement de cette vaste réification de la culture contemporaine par un vidage général de l’esprit en le noyant (l’esprit mais aussi les œuvres) dans un ludisme généralisé qui neutralise les éventuelles actions critiques de l’art en les plaçant sur un même niveau, dans un même espace conçu comme une immense aire de jeu et de surprise (La version américaine de cette exposition ne s’appelait-elle pas Let’s Entertain ? L’ambition de l’exposition y est ici clairement affichée). Cette négation de la liberté, ce rétrécissement de la conscience individuelle conduit l’esprit vers une fermeture idiosyncrasique et vers les relativismes qui réduisent la démarche réflexive et critique à leur immobilisation dans un "tout se vaut" et son contraire dans une indifférence parfois amusée que l’on peut appeler le ludisme culturel. C’est en réalité une forme de régression qu’Adorno nomme "l’irresponsabilité" en soulignant le leurre et la dépossession dans lesquels l’esprit se soumet en acceptant les modèles de la culture marchande, sa spectacularisation contemporaine, en en reproduisant "les catégories socialement prédominantes" (Adorno, "Critique de la culture et société" (écrit en 1949, publié en 1951), in Prismes, traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1986, page 9.)
"la possibilité de la différence, rabaissée au rang de simple variété dans la monotonie des produits offerts, lui est pour ainsi dire interdite a priori. En même temps, la liberté apparente a pour effet de rendre incomparablement plus difficile la réflexion sur la non-liberté qu’elle ne l’était dans l’opposition à la non-liberté manifeste, et par là accentue la dépendance. Les facteurs joints à la sélection sociale de ceux qui sont chargés de représenter l’esprit conduisent à sa régression. Selon la tendance dominante de la société, la responsabilité de l’esprit envers lui-même devient une fiction. De sa liberté, il ne développe que sa dimension négative, l’héritage de la situation chaotique et monadologique : l’irresponsabilité."
Adorno, Ibidem, page 9.

Le "catalogue" gratuit proposé comme seule publication est exemplaire de ce point de vue si l’on considère et interroge le statut de ce document : présentation de l’exposition accompagnée d’articles hétéroclites ou support publicitaire pour produits de luxe de marques internationales, faisant plus penser aux suppléments gratuits de quotidiens tels Libération (supplément "style", spécial création) lors des saisons de mode et leurs défilés (il serait sans doute troublant d’analyser les effets de mise en page, de formats et d’illustrations de magazines de mode sur les publications de l’art contemporain).
Par ailleurs, la mise en parallèle liminaire dans cette publication, après cinq pages de publicité et avant deux autres, d’une citation de Walt Disney avec une autre citation de Adorno et Horkheimer n’est-elle pas le signe le plus tangible de cette neutralisation de la pensée ?).
Après avoir vu dans cette dernière exposition une sculpture de Takashi Murakami détournant un personnage de manga en le sexualisant d’une manière caricaturale, on pouvait voir dans une petite salle les interrogations intimistes d’Ann Lee dans la vidéo de Pierre Huyghe. La validité des questions posées reste entière. Il s’agit seulement de souligner la fragilité des conditions de ces interrogations, la possibilité de les faire résonner et fructifier dans l’espace contemporain de leur production et de leur rencontre (Le rapprochement Murakami / Ann Lee étant essentiellement lié au contexte japonais et au manga, c’est plutôt du côté de Paul Mc Carthy, lui-même présent dans cette exposition avec notamment une pièce interrogeant cette fois les formes caricaturales de la représentation de la sexualité, qu’il faudrait pousser la critique de la sculpture de Murakami.)

[4Ce que la virtualisation de l’image semble ignorer : elle serait plutôt du côté de la restauration que de l’instauration.

[5Le passage de la 2Ddu dessin à la 3D de l’image de synthèse n’est sans doute pas indifférent aux changements et à la question de l’identité d’Ann Lee, parce que la question du matériau est un rapport aussi artistique que social et idéologique.

[6"Il n’y aura pas de Zone de sécurité". C’est aussi une référence au titre de sa vidéo puisque "Anzen Zone" signifie en japonais "Zone de sécurité". Ajoutons pour une première approche de cette vidéo qu’elle repose sur un dédoublement, une forme clonée d’Ann Lee : deux entités finissent par dialogue, l’une en japonais, l’autre en anglais pour finalement n’être plus qu’une seule mais paradoxale présence.

[7Etait-ce là l’idée apocalyptique développée par Marie Lechner à propos de la vidéo de Dominique Gonzalez-Foerster dans "Ann Lee, en sécurité" in Libération, 23/02/2001 ?
"La creuse créature digitale se métamorphose en angoissante émissaire apocalyptique."
Il y a pas apocalypse chez Ann Lee selon Dominique Gonzalez-Foerster dans la mesure où elle ne révèle rien, ni n’énonce aucune fin du monde. Elle ne fait que souligner la réalité d’un monde d’images incorporantes et réifiantes dans lesquelles nous aveuglons notre conscience. En réalité, elle dit l’état d’un monde et de ses images. Par ailleurs, Dominique Gonzalez-Foerster souligne elle-même le caractère un peu grandiloquent d’Ann Lee lorsqu’elle dit que "Ann Lee se lance en fait dans un délire intellectuel", lu dans l’interview donnée par l’artiste sur le site internet du Consortium à l’occasion de son exposition du 19 mai au 28 juillet 2001 à Dijon. Et c’est sans doute du côté de Cosmodrome, dernière œuvre de Dominique Gonzalez-Foerster présentée à Dijon, qu’il faudra chercher un élément de réponse aux propos d’Ann Lee.

[8"Le simulacre inclut en soi le point de vue différentiel", Deleuze, Gilles, Logique du sens, Paris, Les Editions de Minuit,1969, page 298.

[9"Inscrire la présence, ce n’est ni la (re)présenter, ni la signifier, c’est laisser venir, advenir et survenir ce qui ne se présente que sur la limite où l’inscription elle-même se retire (où elle s’excrit).
Nancy, Jean-Luc, Une pensée finie, Ed. Galilée, Paris, 1990, page 294.

[10"[O]utrepasser celle-ci [ la matière à mémoire entendu comme instances d’identifications, des formes reconnaissables] et de défigurer l’ordre de la propagation."
Lyotard, Jean-François, L’acinéma, in Cinéma : théorie, lectures, textes réunis et présentés par Dominique Noguez, Revue d’esthétique, numéro spécial, Paris, Klincksieck, première édition 1973, deuxième édition revue et mise à jour 1978 , page 367.
C’est d’ailleurs à partir de cet écart, cette défiguration (sortir de la figure) que l’on pourrait analyser le reus de l’ordre narratif pour Ann Lee. Sortir de sa figure fictionnelle semble rendre improbable la forme narrative.

[11Lyotard, Ibidem, page 362.
Cette répétition est fondamentalement pour Lyotard une question de normalisation systématique liée au revenu du capital qui impose le retour au même.

[12C’est-à-dire l’objectivation d’une conscience dans l’œuvre dont le matériau est un rapport historique, un contenu social et où se forme la résistance critique de cette société.
« Le contenu de vérité est la solution objective de l’énigme de toute œuvre particulière. En exigeant la solution, l’énigme renvoie au contenu de vérité. Celui-ci ne peut être obtenu que par la réflexion philosophique. Ce dernier point, et aucun autre, justifie l’esthétique. »
Adorno, T. W., Théorie esthétique, traduit de l’allemand par Marc Jimenez et Eliane Kaufholz, nouvelle traduction, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Klincksieck, collection d’esthétique, 1995, page183.

[13Adorno, Dialectique négative, traduit de l’allemand par le groupe de traduction du Collége de philosophie : Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renaud et Dagmar Trousson, Paris, Payot, 1992, page 15.