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78, une interview pour le site Yuzu Melodies

mardi 17 novembre 2015, par Sébastien Rongier

Contacté par le site Yuzu Melodies pour évoquer la parution de 78, j’ai donc répondu à quelques question. Publié le 14 novembre 2015, cet entretien date du 1er octobre. Je le reproduis ici avec accès en lien sur le site.


Merci à Yuzu Melodies et à Boris Plantier pour cet accueil.









Pourquoi 1978 ?


L’année 1978 est d’abord une année de ma propre enfance, celle dans laquelle je place le récit de cet enfant laissé dans une brasserie.

Ensuite, l’année 1978 (cette période) est assez significative selon moi des changements qui s’opèrent dans la société : mai 68 est désormais très loin, la crise pétrolière commence à peine à faire ressentir ses effets et plus généralement, c’est un moment de bascule de la société française.

Enfin, c’est une période où toutes les générations qui ont traversé les événements de l’Histoire du XXème siècle, peuvent encore se croiser : ceux qui ont vécu la première guerre mondiale, la seconde, ceux qui ont traversé les guerres coloniales, et ceux qui vivent la société qui arrive.



Comment s’est imposé le choix de construire le roman en paragraphes, parfois très courts ?


Le roman se passe dans une brasserie durant quelques heures. Le point de départ, c’est un enfant qui attend le retour d’un homme qu’il regarde partir. C’est à partir de ce regard que j’ai construit le livre, comme si le regard de l’enfant posé sur cette brasserie permettait de rencontrer les autres personnes de la brasserie. La fragmentation est d’abord la trace de ce regard, la possibilité d’une circulation.

Ensuite, l’écriture resserrée du livre permet de percevoir les personnages, de donner des silhouettes, des moments de vie, d’existence, de sentiments, sans donner une totalité, un ensemble complet, une totalité d’un personnage.





Dans ce roman, il y a unité de lieu et de temps. Tout se passe un soir dans une brasserie de province. Pourquoi avoir choisi ce décor ?


Cette unité de temps et d’espace était très importante. D’abord ce livre s’articule au précédent Ce matin. Ce livre, paru en 2009, était construit sur différents lieux, différentes géographies, dont la ville de Sens. Il s’agissait pour 78 de se concentrer sur un espace unique de cette ville de province. C’est une sorte de cartographie personnelle et intime qui s’écrit à partir de ce lieu. Il s’agit en quelque sorte de l’inventer comme un espace littéraire (au sens où inventer c’est imaginer et découvrir).

Ensuite, j’avais envie que cette unité de temps et d’espace permette, malgré tout, de faire surgir notre époque et notre histoire.



Au cœur du livre, il y a un enfant et on a l’impression que cette soirée va marquer un tournant dans sa vie. C’était un sujet qui vous tenait à cœur ?


Oui, cette soirée est celle de la fin de l’enfance pour cet enfant. Quelque chose se brise. C’est ce que j’essaye de faire ressentir dans son attente et dans cette forme de souvenir qui hante la brasserie. A l’évidence, il n’y a pas que ce personnage qui est resté dans cette brasserie. Une partie de moi-même y est sans doute restée. C’est en tout cas ce que j’essaye pudiquement d’écrire.



Cette France provinciale de 1978 semble endormie et puis on découvre qu’une révolution est en marche. L’extrême droite n’est pas réapparue spontanément dans les années 80 à cause de la crise, elle a toujours été là et a mis en place une stratégie de conquête. C’est ce que vous vouliez montrer ?


Je fais partie de cette génération qui a grandi avec la montée en puissance du Front national, dans les médias d’abord, puis dans l’opinion publique et, aujourd’hui, dans les urnes. Mes positions et mes engagements ont toujours été clairement contre l’extrême droite. Nous assistons aujourd’hui à une réécriture de l’histoire interne du FN. L’année 1978 me permettait de rappeler les racines fascistes et collaborationnistes de ce parti, et surtout de rappeler que ce à quoi on assiste aujourd’hui a justement été mis en œuvre à la fin des années 1970. Je ne suis pas historien, mais cet oubli de l’Histoire, et cette concentration sur les épiphénomènes de l’actualité, son immédiateté ou les manœuvres à courte vue, me semblent être une faute politique lourde.




Il y a aussi dans ce roman ce personnage attachant de la lycéenne qui refuse l’avenir qu’on lui destine. La réussite sociale grâce aux études, c’est une idée de l’époque qui tend à disparaître ?


Oui, il s’agit du personnage de Christelle. Je vais immédiatement arrêter la comparaison ensuite, mais comme le dirait Flaubert, ce personnage, c’est aussi moi ! En tout cas, il y a dans ce personnage une part de mon propre parcours.

A partir de la fin des années 1970, il y a une véritable ouverte de l’école. Le système scolaire a commencé à considérer ceux qu’elle ne considérait pas (peu) auparavant. J’ai complément profité de ce mouvement alors que je ne disposais d’aucun des types de capital (économique, culturel, social et symbolique… pour reprendre des catégorisations bourdieusienne).

Je ne crois pas qu’aujourd’hui cela disparaisse. Je ne crois pas que nous soyons complétement dans cette catastrophe qu’on peut lire ou entendre. L’école ne baisse pas les bras. Il y a, à l’évidence, des choses qui fonctionnent mal et qui mériteraient des évolutions. Mais je ne suis pas sûr que les leviers doivent reposer sur l’école en premier chef. La réussite sociale grâce à l’école peut toujours être là. Mais après, quand l’école a fait son boulot et que, par exemple, la discrimination à l’embauche perdure… Je ne pense donc pas que le libéralisme économique et social de l’école, un vote Front national, ou un discours reprenant ces idées, soient les solutions au renforcement de la réussite sociale par les études.




Vous avez exhumé les Bidibules. J’avais complètement oublié leur existence. C’est un jouet qui vous a marqué ?


Ah, les Bidibules. Tout à coup, au milieu des souvenirs et des images d’enfance, ces personnages en forme d’œuf ont resurgi. Ils ont pris une place très importante dans l’écriture du livre, au point d’avoir une valeur symbolique essentielle.



Avez-vous eu besoin de vous documenter pour écrire ce roman ?


Oui, beaucoup. J’ai passé beaucoup de temps à la Bibliothèque nationale, à lire de nombreux ouvrages d’Histoire et de sciences politiques, notamment autour des évènements de la nuit du 17 octobre 1961, autour de l’histoire du FN et des extrêmes droites, et d’autres choses encore. Ou par exemple, quand j’ai découvert que le Manuvera d’Alain Colas avait sombré durant cette période, j’ai lu tout ce que j’ai trouvé sur le sujet, l’homme comme le bateau.

Toutes ces recherches, ces lectures permettent parfois de n’écrire qu’une phrase. Mais on espère qu’elle sera juste.