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Ricordi de Christophe Grossi ou les ficelles de la mémoire
mercredi 5 novembre 2014, par
Ricordi de Christophe Grossi, Un livre paru aux éditions L’Atelier contemporain, avec des dessins de Daniel Schlier
A l’origine de Ricordi de Christophe Grossi paru aux aux éditions L’Atelier contemporain de François-Marie Deyrolle, il y a le manque, un trou, une absence : la mémoire perdue de ces italiens qui ont quitté leurs provinces et laissent derrière eux cette mémoire et leur langue.… et la nécessité de composer des souvenirs absents ; mais aussi la place qu’on occupe, la paternité qu’on invente : la mémoire des générations antérieures pour l’enfant qui arrive [1].
469. Mi ricordo
que j’ai commencé à écrire Mi ricordo non
pas pour me souvenir mais parce que j’ai
déjà tout oublié
93. Mi ricordo
que s’emparer des souvenirs des autres est
lutter contre l’absence, l’oubli, ce qui n’a
rien à voir avec l’anamnèse ni la prière.
Le livre se compose comme une succession de souvenirs, de traces mnésiques intimes, singulières, ou renvoyant à une mémoire collective de l’Italie des décennies 1940-1960, une mémoire antérieure à la naissance de l’auteur. Cette mémoire est pourtant la sienne.
L’écriture du livre est celle de la génération, une précipitation liée à la paternité de l’auteur mais aussi une remontée : l’adresse indirecte d’un père à son fils, mais aussi l’adresse de l’auteur à son père, ou plus exactement aux générations antérieures, celles qui se sont tues et se sont dispersées hors de l’Italie.
C’est pourquoi tout le dispositif d’écriture de Ricordi repose sur un effet de distance. Il pourrait s’apparenter aux « Je me souviens » de Joe Brainard ou de Georges Perec mais il s’en écarte pour complexifier la narration et la mémoire
257. Mi ricordo
ne veut pas dire je me souviens mais
je voudrais ne plus oublier ou j’imagine
des souvenirs ou tais-toi : écris plutôt !
Christophe Grossi alterne les notations générales dans lesquelles tout lecteur peut se retrouver : le cinéma d’une époque, l’ancrage dans l’histoire politique, les conditions matérielles, Et, au milieu de toute la vie de l’après-guerre, des souvenirs intimes et inconnus, certains sont obscurs comme des secrets, d’autres scintillants dans la constellation de l’écriture, comme un monde souterrain qui déborderait et viendrait s’ajouter à la mémoire collective... comme cette femme, cette entité, cette forme d’obsession incessamment croisée au long du livre.
410. Mi ricordo
que chaque appartement avait sa chaise sans
dossier posée à droite d’une fenêtre aux
carreaux cassés et aux volets grisâtres.
396. Mi ricordo
qu’il la croisait partout, quand il la
croisait partout, jamais la même langue, la
sienne pourtant reconnaissable entre mille.
Tracer des racines qui peuvent avoir lieu sinon dans la littérature… pas même la langue (l’italien) mais l’écriture. C’est dans l’invention d’un dispositif poétique que Christophe Grossi fait émerger une mémoire. C’est par la texture des mots que l’auteur de Ricordi invente une mémoire qui est la sienne et que, pourtant, il n’a pas. On retrouve au long des ricordi des films, des cinéastes, des écrivains, à commencer par Pavese, on retrouve la guerre, l’occupation de l’Italie par les nazis, et puis, la place d’Olivetti et de Fiat dans l’imaginaire d’après-guerre, et surtout la Fiat 500 et son contrepoint social.
337. Mi ricordo
du lancement de la Fiat 500, le 4 juillet
1957.
323. Mi ricordo
quand ont été institués dans l’usine Fiat des
tribunaux où siégaient des dirigeants et des
contremaîtres.
415. Mi ricordo
qu’en dix ans Fiat a licencié près de 2000
cadres syndicaux tous liés de près ou de loin
au Pci.
Le livre invente ce tremblement au sens où inventer, c’est aussi trouver (un trésor, une langue). La langue que trouve Christophe Grossi est celle de la distance et l’implication, un paradoxe perpétuel que ne résout pas l’écriture mais l’expérimente.
Ricordi est l’expérience d’une mémoire paradoxale, la musique intense d’une place qu’on n’a pas, de mots qu’on n’a pas mais qu’on trouve seulement au milieu d’une page.
Le dispositif visuel est déjà le signe de cette place impossible de l’auteur avec sa mémoire, cette mémoire qu’il donne à découvrir. Chaque fragment de mémoire est numéroté comme pour donner un ancrage à cette mémoire, amarrer au monde et à la page ce bris du souvenir. Chaque fragment est ensuite annoncé par la phrase « Mi ricordo ». Mais le texte ne s’enchaîne pas, pas directement. Le texte en français se décroche, se déplace au milieu de la feuille, après avoir sauté une ligne. Entre « Mi ricordi » et le texte un dialogue se construit dans la distance. Le décrochage textuel est l’implication dans l’écriture de la position de l’auteur face à ces souvenirs. C’est le vacillement même de la mémoire que le texte met en scène dans son dispositif, sa corderie, espace flottant redoublé par l’absence de pagination.
408. Mi ricordo
d’une mémoire trouée.
475. Mi ricordo
que tout ce qu’il avait tant cherché et
questionné était devant lui cette fois :
désordonné, fragmentaire et discutable.
Si l’on referme le livre au dernier texte, le numéro 480, doit-on être surpris que le dernier mot de Ricordi soit « héritage » ?
On retrouve Christophe Grossi sur son magnifique site atelier [déboîtements] et sur remue.net
[1] Christophe Grossi écrit dans une note en fin de volume : « De mes aïeux qui ont fui la Lombardie dans la première partie du XXe siècle (...), je ne sais rien (...). (D)epuis l’enfance je ressens en moi le poids d’un manque (...). Aujourd’hui que je suis père à mon tour, je me demande si l’essentiel ne se passe pas plutôt dans notre « corderie », là où nous tirons, tendons, nouons, relions fils et ficelles, où l’intime embrasse l’espace et le temps, où se mélangent héritage, filiation et transmission... » Christophe Grossi, Ricordi.