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Couloir (3)

jeudi 19 décembre 2013, par Sébastien Rongier








Mais arrête enfin, je te dis que non.

Allez avance.

Tu vois bien qu’il n’y a rien.

Mais non, ils sont tous partis.

A cette heure-ci, ils cassent la croute dans la cour.

On est tranquille, crois-moi.

Evidemment que j’ai les clés des salles. C’est quand même mon job.
Mon job ? Ben de leur ouvrir les portes, de veiller à ce que chacun entre dans la pièce qui correspond à son identité, en tout cas l’idée qu’il se fait de son identité. Sa projection. Ici tu sais, c’est un truc qui valse assez rapidement.

Là-bas ? Non, je ne sais pas.

Non, je ne suis jamais allé au bout du couloir. Ce n’est pas mon secteur. Je suis un dispatcheur de niveau 2. Mes compétences s’arrêtent aux identités. Là-bas, c’est le domaine des laborantins de niveau 7.

Pour être laborantin ? Je ne sais pas. C’est comme pour tout ici, c’est inné. Nos compétences techniques sont génétiquement codées et transmise au programme. On n’entre pas ici comme ça. Et d’ailleurs on ne sort pas de ce couloir aussi facilement qu’on le croit. Même si tu le voulais, tu ne pourrais pas atteindre le bout du couloir.

Ben à cause des pièges et des ondes électrodissuasives. Une trop grande exposition et ton cerveau grillerait. Tu n’as pas lu ton contrat ? Tu n’as pas lu les clauses suspensives et les clauses de dangerosité ?

C’est pas malin. Heureusement que je t’ai montré ça avant.

Des accidents. Oui, bien sûr c’est arrivé. On m’a raconté des tas de trucs sur le couloir et l’avancée vers le bout. Mais je t’avoue que je n’ai rien vu. Aucun monstre, aucun trou, aucune nature luxuriante, pas la moindre forêt tropicale qui disparaîtrait en une nuit, pas de forme intermédiaire qui briserait les os et l’espoir. Non, depuis que je suis là, rien. Faut dire que je suis très procédurier. Les règles sont les règles, il faut les respecter. Mon travail, c’est celui-là, le respect des règles et l’application des lois du programme dans l’enceinte de l’établissement.

Comment ça ?

Mais non, voyons… bien sûr que non. Tu es là d’une manière absolument légale et officielle. Ce n’est pas parce que les autres sont autour d’un brasero pour leur déjeuner que ta présence dans le couloir est interdite. Tu ne te souviens plus.

Non ?

Mais tu es là parce que tu l’as demandé ? Tu es là parce que tu changes de… Tu n’es désormais plus… Je suis là pour te faire ouvrir la porte, pour t’accompagner devant la porte, la tienne, celle de ton avenir, celle de ton lendemain. Tu ne seras plus celle… Tu seras autre. Je suis le gardien de ton seuil, j’accompagne ce que tu as laissé.

Non, après la porte tu ne te souviendras pas de moi. Mais tu ne sais plus qui je suis parce que tu es dans ton identité transitoire, celle qui précède le saut de la porte et du monde dans lequel tu t’embarques.

Non, cela ne fait pas mal. C’est juste l’activation chimique de ton désir.
Je ne sais pas. Je ne sais pas le monde qui sera le tien. Je ne m’occupe que des seuils, pas du programme. De toute façon, aucun d’entre nous ne se souviendra de ce passage. Quand on quitte le couloir, tout recommence.








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