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Béton armé de Phlippe Rahmy : Shanghai Catabase

dimanche 15 septembre 2013, par Sébastien Rongier



Philippe Rahmy a obtenu la mention spéciale du jury du Prix Wepler 2013, qui « récompense l’excès, l’audace, l’érudition et l’inclassable », pour Béton armé, paru à l’automne aux éditions La Table Ronde.




On reconnaît une œuvre à sa capacité de renouvellement de continuité, sa capacité de nourrir les livres les uns les autres. Les précédents livres de Philippe Rahmy nous plongeaient au cœur de la douleur.


La douleur n’est pas le cœur de Béton armé. Elle serait une ligne de basse continue. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Mouvement par la fin et Demeure le corps (tous parus aux éditions Cheyne) pour découvrir Béton armé qui parait en septembre 2013 aux éditions de La Table ronde ; mais leur connaissance peut éclairer certains aspects sous-tendus, induits, passés (presque) sous-silence. Car Béton armé est le livre en miroir des précédents. L’expérience littéraire de Shanghai est une plongée non pas dans la douleur mais dans ses racines. Le livre est une généalogie, non pas de la douleur, mais de ses origines. La traversée de Shanghai est celle des Enfers, la géographie qui structure la narration de Béton armé mériterait une lecture parallèle de Virgile. La lecture de l’Enéide permet d’établir une carte très précise des Enfers archaïques.




Béton armé est une catabase car le voyage de Philippe Rahmy est d’abord littéraire. Certes Philippe Rahmy part à Shanghai, invité par la très officielle Association des écrivains de Shanghai qui lui propose une résidence d’écriture. Shanghai est l’invitation d’un statut. Shanghai devient la condition de l’écriture contre les circonstances du monde, ou plus exactement en les absorbant. Car Béton armé repose sur un double mouvement : c’est d’abord le voyageur qui est littéralement absorbé par la ville, sa mobilité extensive, sa verticalité écrasante, sa personnification dévorante : « Gens ordinaires déformés par le gigantisme des lieux. Ils téléphonent. Ils écoutent de la musique. Leurs traits sont tirés. Leurs vêtements élégants sont pâles comme le béton. Shanghai les domine. Shanghai les veut au seul service de sa puissance. (…) Les immeubles dépassent l’imagination qui reste attachée à la terre. » (p. 18-19)




C’est ensuite un écrivain qui à son tour absorbe toute la ville dans son texte. Le tissu n’est pas un voile mais une surface d’écriture qui emporte les sensations et les perceptions de la ville. La ville asiatique convoque et impose son écriture propre. Ainsi, Shanghai peut devenir au fil du texte une représentation contemporaine des Enfers : un monde entre-deux : à la fois passé qui s’efface et futur qui s’invente, présence toujours flottante et monde d’indifférence semé de cadavres. La découverte de la ville est l’occasion d’une double description :

— les Enfers qu’ils soient prosaïque ou chrétien (Virgile/Dante) : les foules en masse compact, « La mort n’est que la vie au ralenti » (p. 29), le gardien et le chien albinos comme un nouveau Cerbère, les tentations (les publicités de prostituées glissées sous les portes de chambres d’hôtels, les stripteaseuses du métro, etc.), les chantiers infinis et monstrueux, les fleuves traversés (le Huangpu) comme autant de Styx, et la présidente de l’Association des écrivains de Shanghai serait une nouvelle Proserpine : « La présidente hausse la voix. Un incendie froid traverse l’espace. (…) La présidente se tient droite. Sa voix siffle. Je l’observe de trois quarts. Son visage est dans l’ombre. Ses cheveux son noués sur la nuque. Je me tiens à quelques mètres de ce corps. Il me fait l’effet d’un bel animal plein de sauvagerie et de saleté abominable. » (p. 93) Et Philippe Rahmy au milieu de ce tumulte violent et redoutable. Constamment regardé avec dégout par ceux-là même qui l’on convié, il est le petit monstre de l’invitation asiatique, non pas à cause d’un quelconque handicap, mais tout simplement parce qu’il est le seul vivant comme durant cette rencontre d’écrivains : « Je parle du soupçon qui pèse sur la littérature européenne depuis la Shoah. Silence. Je veux connaître les effets de la Révolution culturelle sur l’écriture de nos hôtes. Néant. Le Chine me contemple avec dégoût. Un professeur à blouse d’anesthésiste finit par répondre : « La langue chinoise est trop ancienne pour avoir ce genre de problème. » » (p. 159)

— les souvenirs, l’intimité violente de l’enfance et de l’adolescence. Philippe Rahmy livre des fragments de lui-même, des bribes du passé. Il leur fait comme il fait face aux buildings de Shanghai, sans s’y soustraire, sans complaisance. C’est en quelque sorte, un des effets du voyage à Shanghai, un de ses enjeux profonds qui ne se livre que dans l’adresse finale à l’ami disparu. Le voyage à Shanghai serait alors son tombeau (littéraire). Mais auparavant, il aura convoqué tous les fantômes du passé, ceux de la branche allemande, ceux du père disparu et des oncles mourants et surtout cette terrible naissance d’écrivain où les ombres et les apparitions ne sont pas les produits d’un cauchemar (cf. p. 127-128).


La fin du livre apprend donc le sens du voyage : les ombres qu’on cherche dans la cité asiatique, les ombres, on ne les trouve finalement que dans les livres, ceux qu’on lit et surtout ceux qu’on écrit, le seul lieu possible pour faire tenir ensemble les morts, le vivant de leurs souvenirs et l’actualité intempestive de la douleur.


Photographies : ©Philippe Rahmy


Lire également sur remue.net l’article de Benoît Vincent. Dossier de presse complet sur le site de La Table Ronde.




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