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François Rabelais, la scatologie dans le Quart Livre

dimanche 25 août 2013, par Sébastien Rongier



En 2011, je m’inscris à l’agrégation... il fallait bien la passer un jour ! Je n’ai pas pu m’empêcher de retrouver au hasard du programme mes propres préoccupations. Depuis mes premières réflexions sur Marcel Duchamp (1993), puis un séminaire universitaire et une série d’articles publiés, une question revient sans cesse : la scatologie dans l’art !

Evidemment quand on a au programme d’agrégation, le Quart Livre de Rabelais, le terrain est fécond. J’ai donc profité de l’occasion en présentant une leçon sur la scatologie chez Rabelais. Pour des raisons de temps, je n’ai pu présenter qu’une version abrégée. Voici la version longue. Elle mériterait de nombreux prolongements. Un jour peut-être.

Un remerciement particulier et chaleureux pour Jean Vignes, professeur impeccable de Paris 7 qui aura suscité un enthousiasme constant et passionné auprès des agrégatifs de cette année-là.

Les références au Quart Livre viennent de l’édition de Gérard Defaux dans le volume Pochothèque, Livre de poche (édition 2011)


INTRODUCTION





Elle a mauvaise réputation. Souvent associée au pire, la scatologie généralement éloignée, mise à l’écart, en quarantaine. Parce que c’est sale, impropre, impur. Parce qu’on est du côté de l’immonde et du puant. On laisse le déchet loin de soi, avec embarras. Cependant, avec Rabelais, on peut difficilement tenir longtemps une telle mise à distance. C’est proprement intenable tant l’œuvre est foisonnante à ce sujet. Celui que la Bibliotheca scatologica, livre bibliophile de la fin du XIXème siècle désigne comme « un des polygraphes les plus riche sur la matière » (p. 126) est en effet maître du genre, ou en tout cas du jeu scatologique s’il ne fait pas genre. De Pantagruel au Quart Livre, son œuvre fourmille d’allusions, de jeux de mots, de personnages et de chapitres entiers où la scatologie occupe une place décisive. On pourrait la tenir à distance en n’y voyant que blagues, enfantillages, humour de carabin, ou sédiment douteux d’une culture populaire. Or, la lecture de Rabelais apprend à ne pas dissocier l’esprit satirique de l’esprit de sérieux, mais au contraire à les tenir ensemble. Si la scatologie n’est pas simple caricature, alors elle peut aussi être matière à penser. Et peut-être est-ce là l’enjeu d’une lecture de la scatologie dans le Quart Livre. Cette dernière œuvre est en effet remplie de thèmes et de situations scatologiques, y compris à des moments déterminants de la narration, comme la fin du livre. Si l’on considère la scatologie, littéralement entendue comme écriture des excréments, comme un enjeu littéraire et comme un enjeu de pensée pour Rabelais, il importe de cerner d’abord les états de la scatologie dans le Quart Livre, états qui se distinguent entre un dire et un faire. Le deuxième temps de la réflexion envisagera le corps comme étant ce sur quoi peut reposer une pensée du monde et de l’homme, notamment à partir des questions médicales et d’hygiène. Enfin, j’envisagerai dans une dernière partie la cause scatologique comme possibilité d’une joyeuse écriture de la médiocrité rabelaisienne.


PREMIERE PARTIE : Les états du scatologique : le dire et le faire .




Les excréments sont l’ensemble des déchets et excrétions évacuées naturellement par l’être vivant (matière solide ou fluide : matière fécale, urine, mucus, sueur). C’est la matière fécale qui domine dans le Quart Livre. L’urine est présente de manière ponctuelle et discrète, la sueur très rares et les autres formes d’excrétions absentes (en mettant de côté le pet qui est ici un contre-exemple problématique et emblématique). La question excrémentielle est donc essentiellement tournée vers la « substance ». On verra donc ces états du scatologique en dévoilant les réalités de la matière dans un premier temps, puis en distinguant les différents faits de langage scatologiques dans le Quart Livre.

1.1. Réalités de la matière


Il faut alors distinguées deux catégories fécales : la matière animale et la matière humaine :

— matière animale  : c’est la première occurrence dans le Quart Livre : il s’agit des crottes des moutons de Dindenault (chapitre 7, p. 939). Le terme « crotte  » aura d’autres usages et une grande fortune dans le texte. J’y reviendrai. Cette question animale se retrouve également dans les emplois impropres de termes de vénerie : erres (Chap 52, 1135) soit la trace laissé par un animal, réduit ici à ses excréments ; ce terme appelle sans doute l’emploi final p. 1215 de : repaire (fiente de loup, lièvre, lapin), laisse (fiente de bête mordante), Esmeut (fiente d’oiseau de proie), fumée (fiente de cerf et autre bête sauvage), Spyrathe (crotte de chèvre ou brebis). On peut donc d’ores et déjà souligner que le champ sémantique de la fiente animale provoque un rapprochement avec la fiente humaine. Si le vocabulaire humain intègre le vocabulaire animal, il a également ses particularités :

— matière humaine  : la matière fécale humaine présente et effective dans l’action est abondamment citée, commentée et décrite dans le Quart Livre : deux moments de grande prolixité : Panurge défèque sous lui à deux reprises :

— CHAP 18-19 : il se décrit terrassé par la peur au milieu de la tempête : « Je me conchie de male raige de paour. » (995) (conchier, formé sur « chier » (cum-cacare) c’est souiller d’excréments), puis « Je donne dixhuict cens mille escuz de intrade à qui me mettra en terre tout foireux et tout breneux comme je suys, si oncques home feut en ma patrie de bren. » (999)

Foireux : c’est à la fois avoir la diarrhée, être sali d’excréments
Breneux : sali de bren, c’est-à-dire de merde (terme méprisant), bren avec un « E » dans QL et un « A » dans Pantagruel.

La remarque Frère Jean qui suit n’est donc pas au sens littéral une insulte mais un constat, une description accompagnant un jugement : « qu’il est laid le pleurart de merde  » (999)

— CHAP 67 : Description de Panurge remontant de la soute, apeuré par les bruits de canons : « Frere Jan à l’approcher sentoit je ne sçay quel odeur aultre que de la pouldre à canon. Dont il tira Panurge en place, et apperceut que sa chemise estoit toute foyreuse et embrenée de fray. » 1211

On retrouve les deux valeurs sémantiques de l’épisode de la tempête : foireux/foireuse, et le « embrenée » dérivé de bren/brener/embrener.

La précision « de frais » permet de comprendre ici le rôle de l’odeur qui aura également une autre référence intertextuelle.

— La réalité de la matière fécale humaine est également présente dans diverses histoires racontées par le narrateurs ou les personnages : les excréments de Catulle (1135), les annonces d’Epistémon (1133), les problèmes culliers des pantagruéliques avec les Décrétales (chap. 52), les deux histoires de constipation-déconstipation au chapitre 67 dont l’énorme libération de Pantolfe : « A la bonne heure avoit le Senoys ses chausses déchaussées, car soubdain il fianta plus copieusement que n’eussent faict neuf beufles et quatorze archiprebres de Hostie. » 1211

Par ailleurs, Rabelais évoque les différents états de la réalité fécale : c’est une matière (crotte, bren, merde, urine, pet), c’est une action (fianter, chiasser, petter, vesser, suer, pisser, embrener), c’est un système de production (la digestion, le boyau cullier), ce sont des symptômes (colique, purgation, constipation, hémorroïdes, fissures anales).
Mais comme on l’a déjà perçu la scatologie rabelaisienne est d’abord question de langage.

1.2. Des faits de langage

S’il y a un faire incontestable dans le Quart Livre, le dire est aussi particulièrement présent et savoureux. Le langage scatologique n’est jamais anodin. S’il peut choquer, c’est parce qu’il est motif de rejet. Mais il est aussi source de rire, de ce rire qui traverse les limites, outrepasse la bienséance et s’en amuse, en pleine conscience. Il y a une dimension ludique, une multiplication inventions de langage qui traverse le Quart Livre.

le premier fait de la langue scatologique, c’est l’insulte. Elle est très importante dans les dialogues rabelaisiens, dans les paroles de ses personnages.

A. Simple juron dans le début du texte : « Bren, bren (dist le patron de la nauf au marchant), c’est trop icy barguigné. Vends luy si tu veulx, ne l’amuse plus. » p. 941 Le juron qui souligne l’impatience du marin fonctionne par association sémantique. On parlait de constipation et de purgation, on avait évoqué les crottes médicales des moutons : le langage est immanquablement contaminé. Ce sont d’ailleurs ces deux personnages extérieurs à l’assemblée pantagruélique (Dindenault et le patron de sa nauf) qui ouvrent le bal scatologique.

B. Elle se transforme en insulte moqueuse parfois âpre dans la bouche de Panurge : « C’est (dist Panurge) bien chié pour l’argent ! Vertus Dieu, j’ay eu du passetemps pour plus de cinquante mille francs. » (chap.. 9, p. 945) ;
l’autre grand producteur d’insulte c’est évidemment Frère Jean, moine au langage fleuri : « Bren, c’est merde à Rouan, tant chiasser que ureniller. » et « ceste brenasserie de révérences » au sujet des règles de courtoisie en vigueur sur l’île de Chéli (p. 955) ; ou à propos de Panurge : « qu’il est laid le pleurart de merde  » (chap. 19) (inscrit dans un contexte très articulé, Frère Jean répétant abondamment « pleurart » « criart », l’association scatologique est évidente : mais est-ce une simple insulte caractérisant Panurge, ou la caractérisation de ces larmes ?) ; ou l’injure aux forces diaboliques au milieu de la tempête : « Tonnez, Diables, pettez, rottez, fiantez. Bren pour la vague ! Elle a, par la vertus Dieu, failly à m’emporter soubs le courant. Je croy que tous les millions de Diables tiennent icy leur chapitre provincial, ou briguent pour election de nouveau Recteur. » » 1001 : saturation scatologique : cela sort littéralement de partout, cette outrance scatologique renvoyant ici à l’énormité de la tempête. On constate par ailleurs un effet de contamination lexical : le juron de Frère Jean est saturé de scatologie mais il est dans un contexte religieux : il caractérise les Diables et établit un parallèle avec la vie de l’Eglise en rapprochant Diables fienteux et élection de Recteur (il y a donc une articulation entre insulte scatologique et Eglise)

Le vocabulaire de l’insulte est particulièrement vulgaire. Les termes sont choisis. Ils sont en parfaite rupture avec une langue châtiée. C’est l’expression de la démesure. Il est l’expression du renversement, l’actualisation dans le langage du désordre en cours : il met en valeur la brisure de l’harmonie.

C. Mais le langage scatologique est aussi jeu avec la langue, manipulation ludique sur différents niveaux :invention de catégorie animale : le poisson sctatophage dont là Brève Déclaration nous dit qu’il s’agit de « machesmerdes, vivans de excremens. Ainsi est de Aristophanes in Pluto nommé Aeculipius, en mocquerie commune à tous les médecins » p. 1222. Ce qui à noter c’est l’articulation entre scatologie et médecine, et la référence littéraire : il y a des lettres scatologiques, comme on va le voir.
Je rappelle par ailleurs que le terme « excrément » est introduit dans la langue française par Rabelais lui-même en 1534. ;
autre nom inventé, cette fois-ci celui d’un personnage : « Brenous  » p. 1089. C’est le nom d’un cuisinier de l’armée de Frère Jean (dérivé de « bren », sens foireux, merdeux) ATTENTION : le terme qui signifie « sali » est pp employé comme adjectif qualification dans Gargantua : il apparaît dans le chapitre 13 (12 chez Defaux p. 73) dans le poème du « retrait des fianteurs ». C’est la première pierre pour établir une série de rapprochements entre le Quart Livre et Gargantua-Pantagruel à partir de la scatologie.
Rabelais avance aussi par série de jeux de mots : dans un contexte de constipation et de purgation « viander » devient « fianter » dans l’expression : « une mirificque décoction pour faire viander les chiens constippez du ventre. » p. 941 (à propos de l’usage des têtes de moutons) ; ou encore dans les mésaventures de Basché, un Chicanou de dire p. 981 « Appelez vous cecy fiansailles ? Je les appelle fiantailles de merde. » Le terme de fiantailles est crée par Rabelais à partir de « fiant » (fiente) signale Mireille Huchon. Evidence du jeu de mot fiançailles/fiantaille à partir de la proximité phonétique. Le vocabulaire scatologique s’affirme comme jeu de création métaphorique.
On se souvient du jeu de Frère Jean : « Bren, c’est merde à Rouan » Jeu sur le langage et variations argotiques : traduction en langue vernaculaire et déclinaison sémantique à partir de Bren, et même un chiasme sonore drolatique : EN/R/R/EN.
Parmi les métaphores scatologiques, on rappellera au sujet des effets des Décrétales chez Frère Jean : « je n’estois à Seuillé, torché le cul d’une meschantes Clementines, les quelles Jan Guymard nostre recepveur, avoit jeté on préau du cloistre » (chap.. 52, 1135). Les conséquences physiologiques sont immédiates : « je me donne à tous les Diables si les rhagadies et haemorrutes ne m’en advindrent si très horrible que le paouvre trou de mon clou bruneau en fut tout dehinguandé. » 1135 Le jeu de mot n’est pas une simple variation qui éviterait la répétition du mon « cul » dans l’expression « trou du cul » employée avant et après ce passage p. 1045 à propos de Carêmeprenant, et p. 1211 au sujet de Panurge). Ici le « clou bruneau » métaphore anale a aussi une valeur sarcastique : la note 8 p. 1134 de Defaux précise que Rabelais fait ici allusion à un quartier de Paris, le Cos Bruneau, moins connu pour son insalubrité que pour être, dans le quartier de l’Université, le lieu où se trouvait les « Ecoles de Décrets ».
Autre métaphore anale savoureuse : « le guischet du serrail  » (p. 1211) Autre effet de retournement ironique, en restant du côté des Décrétales, le vocabulaire scatologique a également une occurrence juridico-religieuse : les Décrétales ont déclaré Carêmeprenant « Breneux » (Chap. 35, p. 1065 : « Mais depuys la dénonciation du concile national de Chesil, par laquelle elles feurent farfouillées, guodelurées, et intimées : par laquelle aussi feust Quaresmeprenant declairé breneux, hallebrené et stocfisé »)… la scatologie n’est peut-être pas là où elle est de manière évidente.

Par ailleurs, la scatologie passe par des interférences diététiques (elles s’articulent à celles de la purgation) : pourquoi Panurge évoque-t-il les choux au moment de la tempête (p. 995 quatre occurrences en six lignes) ? Parce que c’est une plante bien en terre, bien enracinée. Mais le chou est aussi un légume connu pour ses vertus laxatives. Le langage (dire : chou) semble donc avoir des effets immédiats sur Panurge.

Il faut également signaler la polysémie du terme « bran » : le premier sens de « bran » est céréalier : c’est le son, c’est-à-dire l’enveloppe brune des graines de céréales qui, en terme diététique est excellent contre la constipation, ce qui m’a amené à reconsidérer l’expression de Panurge durant la tempête : Appel désespéré de Panurge : « Je donne dixhuict cens mille escuz de intrade à qui me mettra en terre tout foireux et tout breneux comme je suys, si oncques home feut en ma patrie de bren. » p. 999 : partie de bren : serait-ce ici un renvoi à la terre agricole, celle des choux et des céréales ?

Enfin, le lexique scatologique a ses lettres de noblesses : c’est une question littéraire et poétique. En effet Rabelais multiplie les références littéraires – je laisse volontairement de côté l’intertextualité avec les autres œuvres de Rabelais et la référence à maître Pathelin dans la préface à Chatillon Je les réserve à plus tard. Panurge est un homme de lettres : il est auteur de poèmes, celui qu’il présente au chapitre 44 discutant bienfaits des vents avec les habitants de Ruach. Ce « dizain jolliet » 1101 s’avère être obscène, scatologique et légèrement ondiniste (un homme pisse sur sa femme endormie parce qu’elle pète fortement après un repas de navets). L’autre poème cité est celui de Catulle au chapitre 52 : Suite à la lectures de Décrétales, Panurge compare l’effet de sa constipation à un poème scatologique de Catulle : « je ne feuz tant constipé du ventre que par plus de quatre, voyre cinq jour je ne fiantay qu’une petite crotte. Sçavez vous quelle ? Telle, je vous jure, que Catulle dist estre celles de Furius, son voisin :

En tout un an tu ne chie dix crottes  :
Et, si des mains tu les brises et frottes,
Ja n’en pourras ton doigt souiller de erres,
Car dures sont plus que febves et pierres. » p. 1135


Quelques remarques : d’abord Panurge n’utilise pas les termes scatologiques n’importe comment : il parle ici de « crottes ». Le terme apparaît trois fois dans l’extrait : le substantif prononcé par Panurge, la forme pronominale dans la question rhétorique, la traduction des « cacas  » de Catulle dans le quatrain.


Ensuite, Panurge a un usage lettré des termes scatologiques. La référence à Catulle n’est évidemment pas indifférentes car elle place Rabelais du côté de la critique et du changement (Catulle, poète de nouvelles formes, et poète critique et satirique dans ses épigrammes, à commencer par la critique adressé à l’historien Volusius : le poème s’ouvre et se clôt sur ce vers : Annales Volusi, cacata carta, les ouvrages de Volusius sont des papiers merdeux !)


Enfin, dans le quatrain de Catulle, outre les dix crottes et le verbe chier, on retrouve un terme de vénerie « erres » qui transforme la trace laissée par le passage d’un gibier en seul « excrément ». Effet d’équivalence sémantique. Cette première forme de transposition du domaine animal au domaine scatologique humain se retrouvera dans la réplique finale.


Par ailleurs l’usage en torche-cul des Décrétales par Frère Jean, déjà évoqué, n’est pas sans rappeler Catulle et ses cacata carta (papiers merdeux).


DEUXIÉME PARTIE : Le corps pour penser le monde





Le corps, c’est le lieu de la scatologie, le lieu de la production de la matière fécale comme de la matière de la langue. Il est au XVIème siècle un enjeu déterminant pour penser le monde. Je distinguerai d’abord les corps de trois personnages porteurs du fanal scatologique ainsi qu’un quatrième corps en absence. Je posera ensuite le thème de la médecine comme un enjeu du scatologique dans l’œuvre. J’envisagerai enfin ce corps spécifique comme matière du monde, matière d’écriture et de pensée.

2.1. Trois corps scatologiques et un corps en absence

Trois personnages portent dans le Quart Livre la question scatologique, à divers degrés d’implication.

Le plus évident d’entre eux, c’est Panurge : j’ai déjà eu l’occasion de rappeler les deux grandes chieries de peur de Panurge, largement décrites (notamment par le confère Jean) aux chapitres 18-19 (épisode la tempête) et au chapitre 67 (dernier chapitre faisant suite à la canonnade). Dans ces épisodes, la dérision et la satire du personnage est accompagné par un dérèglement du langage. Il y a dérèglement de tout, pas seulement des sphincters. Les « Bou bou bou bou » ou « Otto, to, to, to », « bebebe » qui ponctuent ces chapitres soulignent cette régression infantile (ils ne sont pas sans rappeler les « bê » du berger dans Maître Pathelin que l’on retrouvera par la suite). C’est également par lui que la poésie scatologique et satirique (Catule) se fait entendre. En outre, il raconte ses désagréments intestinaux suite aux lectures Décrétales. Il est donc le corps même du dire et du faire, c’est-à-dire celui sur qui repose la question scatologique dans le Quart Livre. On pourrait penser que la vision satirique de Panurge (infantilisation, réduction aux formes rebutantes) est en soi une condamnation. La merde fait rire mais n’est pas ragoûtante. Pourtant, c’est Panurge et personne d’autre qui achève (ou inachevé) le livre avec des paroles particulièrement scatologiques, dans un chapitre presque entière consacré à la fiente.


L’autre personnage incontournable dans cette affaire, c’est Frère Jean. On l’a vu, je n’y reviens pas. Il est maître dans l’injure et dans l’exhibition scatologique de Panurge. Il raconte également ses mésaventures anales avec les Décrétales. En ce sens, c’est un être de langage. Il est dans la grossièreté du dire, élément de sa culture de moine, et de sa nature mangeuse et buveuse (il ne se nourrit pas de vent, donc il défèque, c’est une donnée physiologique).


Plus étonnante est la place d’Epistémon dans cette affaire. L’homme est un philosophe sérieux, toujours mesuré. Il apparaît pourtant comme le contre-exemple de Panurge : c’est un adulte qui maîtrise autant ses sphincters que le dire. S’il a besoin d’aller se soulager, il le dit, il dit la maîtrise de son corps (un freudien dirait qu’il a dépassé le stade anal, stade de maîtrise et d’individuation). Au chapitre 51, devant les délires de la divinisation des Décrétales par Homenaz, Epistémon a une réaction assez vive. Il quitte l’assemblée. Pour quelle raison ? « Faulte de selle persée me contrainct d’icy partir. Ceste farce me a désbondé le boyau cullier  : je ne arresteray gueres. » 1133 La cause de son départ, c’est la farce. Reste à savoir s’il s’agit de la nourriture ingurgitée (question digestive) ou de la scène pathétique à laquelle assiste Epistémon et qui n’en peut plus. Fienter devient ici le signe d’un refus intellectuel. Son opposition est oblique et scatologique. Rabelais inverse la construction à partir du motif de la farce : face à l’affligeant spectacle des sacrifices des Gastrolâtres, Pantagruel veut partir en signe de mécontentement. Il se fâche mais Epistémon l’en dissuade, sans doute pour préserver sa fonction d’ambassadeur. (« Voyant Pantagruel ceste villenaille de sacrificateurs, et multiplicité de leurs sacrifices, se fascha, et feust descendu, si Epistemon ne l’eust prié veoir l’issue de ceste farce. » Chap. 60 1175). La conclusion de ce chapitre est la satire par Gaster lui-même de ces excès débordants qui ont fait sortir Pantagruel de sa réserve : « ainsi Gaster renvoyoit ces Matagotz à sa scelle persée veoir, considerer, philosopher, et contempler quelle divinité ilz trouvoient en sa matiere fecale. » 1179


Cela dit, si la critique scatologique finale est critique des gastrolâtres-merdolâtres comme dit Defaux (note 22 p. 1178), il n’en demeure pas moins que la matière fécale est ce qui vient remettre les choses à leur place : elle est donc matière à penser, pas à diviniser.


Comme suggéré précédemment le grand absent de ces corps scatologiques, c’est Pantagruel dont la généalogie et les pratiques antérieures renvoient pourtant à la scatologie. Ici la réserve philosophique de Pantagruel est à soulever.


2.2. Médecine et motif scatologique

A. Ventre, digestion et diététique


Les excréments comme principe matériel s’articulent nettement à la fonction digestive. Elle pose le bon fonctionnement de l’alimentation. L’aliment ingéré, est brûlé, digéré. Le déchet qui reste de ce processus (urine, fiente) est expulsé du corps. Mais il y a chez Rabelais une véritable obsession de la fonction digestive, du bon fonctionnement de la digestion, tout simplement parce qu’elle est principe de vie, et, en cas de dysfonctionnement, potentialité de mort. Il est constamment question de purgation, de coliques ou de diarrhées dans le Quart Livre.


Pourquoi Bringuenarille mange-t-il des moulins à vent ? Pour leur vertu purgative, sur conseil médical : « annuellement, par conseil de ses medecins, icy se transporte à la prime Vere, pour prendre purgation  : et nous devore grand nombre de moulins à vent, comme pillules, et de souflletz pareillement, des quelz il est fort friant. » 1101 C’est ce qu’on apprend d’un habitant de l’île de Ruach. De quoi meurt ce même Bringuenarille : d’une indigestion de beurre. Les coliques sont nombreuses. Même Lucifer a des coliques : « De ressieuner, il s’est abstenu depuys qu’il eut sa forte colicque, provenente à cause que es contrée Boreales l’on avoit ses nourrissons, vivandiers, charbonniers et chaircutiers oultragé vilainement. » lit-on chapitre 46, p. 1113, sur les confidences du petit Diable au paysans (allusion au développement des idées réformées dans le nord de l’Europe, précise Mireille Huchon).


Le ventre est donc le point central du corps et de son équilibre. Il faut donc en tenir compte au même titre que la tête. C’est pourquoi elle sera véritable corps d’écriture dans le Quart Livre.


Le Quart Livre fait par ailleurs état des relations de la médecine, du médecin avec les excréments :
Il y a un regard médecin sinon médical tout au long du Quart Livre : Rabelais se présente comme tel, c’est son titre. Le livre est « composé par M. François Rabelais, Docteur en Médecine ». Il affirme dès la préface à Chatillon la vertu quasi thérapeutique du livre (et du rôle du rire) ; il évoque la relation du médecin avec le malade et la maladie et place la question de l’interprétation au cœur de l’action médicale. Mais comme elle a été fortement articulée à celle de la lecture, la question générale est celle du sens à donner et du rôle premier du lecteur qui doit travailler la lettre sans oublier l’esprit. Parmi les références et les exemples, il en est un qui frappe (le dispositif typographique aidant) : c’est la référence à La Farce de Maitre Pathelin. Elle fait immédiatement suite à deux autres vers tirés, paraphrasés de l’Iliade montrant ici le jeu et la tension comme méthodologie d’écriture : la farce est le pendant immédiat de l’épopée, les deux cohabitent dans une même visée littéraire thérapeutique. Ici les deux vers du Pathelin ont une connotation scatologique :
« Et mon urine / Vous dict elle point que je meure ? » p. 877

La citation place immédiatement un horizon farcesque tout en rappelant une pratique médicale : les urines étaient examinées et diagnostiquées. Parfois même le médecin les goûtait. La pratique est connue chez Hippocrate et Galien. Sa déformation populaire est l’uromancie, Rabelais jouant ici avec les pronostics médicaux. Les médecins se penchaient également sur les fientes avec les mêmes fins médicales. Par ailleurs les excréments ont des vertus médicales bien connues. Il y a au XVIème siècle (héritage antique qui se prolonge jusqu’à la fin du XIXème siècle), une véritable médecine STERCORAIRE qui valorise les bienfaits des excréments (Aristophane raillait déjà les médecins comme des « mangeurs de merde »… on retrouve cela dans TL : chercher la référence) ; il y a une tradition de l’urine comme boisson médicale chez Hippocrate et Galien (voir également chez Pline Histoire naturelle, livre 18, chap. 5). Mais les excréments sont également d’excellents médicaments. Galien admet l’utilisation d’excréments d’animaux (cataplasmes de crottes de chèvres, fiente de bœuf pour les plaies, merde pour sciatique, ou application sur des piqures). Certaines pilules purgatives sont à base de fiente. Il y a une véritable pharmacopée excrémentielle. Bachelard, dans La formation de l’esprit scientifique, (p. 179) évoque dans la Matière médicale de Geoffroy (auteur du début du XVIIIème) le Stercus nigrum  : ce sont des crottes de rat infaillibles contre la constipation, et mêlées au miel et au jus d’oignon, elles luttent contre la calvitie.

Le Quart Livre fait référence à ces pratiques médicales. C’est même la première occurrence. Dindenault vante les valeurs thérapeutiques des crottes de ses montons : « De leurs crottes (mais qu’il ne vous desplaise) les medicins de nos pays guérissent soixante et dix huict espèces de maladies. » précise-t-il p. 939. Rabelais prolonge le jeu satirique en remontant jusqu’à la tête (curieuse association des vertus positives de la tête et des crottes) car de la tête de mouton on fait « une mirificque décoction pour faire viander les chiens constippez du ventre. » p. 941 La valeur purgative articulée au jeu de mot précédemment relevé (viander/fianter) pose une question médicale et humaine qui traverse tout le livre : fienter et bien fienter.

B. Réalité sociale et hygiène


Il y a dans le Quart Livre, il transparait en filigrane un véritable état des lieux de la brenasserie au XVIème siècle. C’est une question importante au XVIème siècle : où fiente-t-on ? Que fait-on de ses déchets ? La question est à la fois publique et privée. Elle n’est pas indifférente aux préoccupations d’hygiène du médecin Rabelais. Avec la disparition des forteresses au XIVème siècle, on a globalement vu disparaître les latrines dans les habitations (les necessaria). Plus généralement avec le Moyen-Age et la Renaissance, c’est toute l’hygiène publique et privée qui est à repenser. Outre la disparition des lieux d’aisance privés, et le désintérêt pour les latrines publiques, c’est l’ensemble de l’héritage romain qui s’efface avec l’abandon progressif du système d’égout. Il est obsolète et le Paris renaissant est connu pour sa puanteur et son insalubrité. Les médecins de l’époque articulent déjà les fléaux (peste, choléra, véroles) aux conditions d’hygiène déplorables (absence de structures sanitaires, la rue est la latrine publique (on y fait ses besoins ou on les déverse), égouts fétides à ciel ouvert, rues encombrées d’excréments, fosses sceptiques ouvertes, hygiène individuelle déplorable, sang des saignées déversé dans la Seine comme tant d’autres choses).


Le Quart Livre fait état de deux pratiques la chaise percée, et la nouveauté au XVIème siècle du pot de chambre. Ces activités sont réservées à une élite désireuse d’hygiène. (Mais l’habitude est de faire ses besoins n’importe où, y compris dans les appartements du Palais Royal. Au XVIIème siècle, le Louvre, conçu sans latrines, est connu pour ses odeurs douteuses et son hygiène déplorable).


Epistémon dans le chapitre 51 déjà cité signale qu’il sort « Faulte de selle percée » 1133.

Au chapitre 60, il est fait mention du « Lasanon » c’est-à-dire du pot de chambre et du « lasanophore » soit l’officier chargé du dit pot de chambre (soulignant la catégorie sociale utilisant l’ustensile). L’instrument semble en effet nouveau car le narrateur se sent obligé dans une parenthèse d’expliquer son usage : « (Lasanon estoit une terrine et vaisseau approprié à recepvoir les excremens du ventre) » 1179. Enfin, dans l’anecdote mettant en scène Villon et Edouard V d’Angleterre, il est fait mention du « retraict » du roi, endroit où se trouve sa « scelle persée » (p. 1211). Il y aurait donc dans la cour anglaise une conscience fécale absente au royaume de France. Villon commentant cette bizarrerie architecturale se moque du roi et des accidents possibles avant d’atteindre le dit lieu où se trouve une accumulation synonymique de pots de chambres : « Lazanon, pital, bassin fécal et de scelle persée. » 1213


Dernier élément d’hygiène, le torche-cul cité à deux reprises : littéralement la première fois par Frère Jean (épisode des Décrétales comme torche-cul déjà cité) et latéralement avec Panurge qui sorti de la soute avec un chat en main avoue : « Il m’a icy deschicqueté la peau en barbe d’Escrevisse. » 1215 L’épisode rappelle celui, célèbre, des torche-culs dans Pantagruel.

Rappelons pour finir sur ce point que le XVIème siècle tente de résoudre les problèmes sanitaires liés aux excréments et plus généralement aux déchets. Juste à côté de l’Ordonnace de Villers-Cotterêt (10-25 août 1539) relatif à l’établissement de la langue française comme langue administrative, l’édit de novembre 1539 redu par François 1er interdit de jeter déchets et excréments dans la rue, demande la privatisation des déchets et la fabrication de lieux d’aisances. Les effets seront maigres. Mais la question est donc d’une forte actualité dans la société française du XVIème siècle.

2.3. La matière du monde

A. Corps médical / corps d’écriture

L’écrivain Rabelais est un médecin. L’attention constante accordée aux corps ouvre aux expériences d’écriture. Rabelais médecin sait ce qu’est un corps, comme il sait ce qu’est un cadavre : le cadavre, c’est le déchet, le reste à partir duquel on peut constituer une science médicale de l’homme : disséquer le physetere conduit à un quiproquo guerrier, l’attaque des Andouilles. Il est écrit « faire anatomie » de l’animal au chapitre 35. On peut donc le comprendre comme simple dissection (traduction de Demerson et note 3 p. 1062) pour « recuillir la gresse des roignons, laquelle disoient estre fort utile et nécessaire à la guérison de certaines maladies » (p. 1063). Cependant, il l’on reporte aux pourparlers de paix entre Niphleseth et Pantagruel, un autre élément vient problématiser la chose : elle a été mal renseigné par ses service secrets : « ses espions luy avoient denoncé que Queresmeprenant, leur antique ennemy, estoit en terre descendu, et passoit temps à veoir l’urine des Physeteres. » chapt 42, p. 1093 : la situation narrative est complexe : c’est un discours rapporté des espions, ces derniers reproduisant une même analyse de la situation à la lumière d’un événement antérieur (l’hypothétique chasse entre Quaresmeprenant et un physetere). « Voir l’urine. La note de Defaux est catégoriquement métaphorique : c’est une « attitude d’inquisiteur » (sens métaphorique) p. 1092. Les notes de Demerson et de Huchon sont plus mesurées et rappelle l’allusion médicale avant de souligner la métaphore de pouvoir et de puissance. Je pense qu’il faut maintenir la tension des deux directions et plaide pour la question médicale : j’ai rappelé le cadre médical (ici vétérinaire), la pharmacopée stercoraire (évoquée au chapitre 35) ; je pense que le geste de dépeçage n’est pas antinomique avec une volonté de savoir. De plus je prends appui sur cette anatomie du monstre pour évoquer à rebours l’anatomie d’un autre monstre, celle de Carêmeprenant, lequel est parti prenante des derniers épisodes évoqués. J’envisagerai en effet les trois chapitres consacrés à la description par liste de Carêmeprenant comme un véritable anatomie littéraire. Le geste médical se fait geste d’écriture. Chaque partie du corps et de l’être fantastique est décrit, en tout cas séparé d’un tout et laissé à la compréhension de qui pourra. Evidemment toutes les parties du corps sont évoquées, certaines ouvrant plus particulièrement à des farces scatologiques articulées à des questions religieuses :

« Le boyau cullier, comme un bourrabaquin monachal » 1041
(le rectum (boyau du cul) comme un grand verre monacal)
« L’urine, comme un papefigue. » 1043

Plus loin :
« Le trou du cul, comme un mirouoir crystallin. » 1045

Jeu d’inversion
« Le brechet comme un baldachin. » 1045
« Les cheveulx comme un décrotouoire. »
Le thème scatologique est à la fois comparant et comparé.

Enfin
« S’il fiantoit, c’estopient potirons et Morilles. » 1051

Le geste général de l’anatomie littéraire du monstre, cette volonté de savoir est ici particulièrement scatologique si l’on se souvient que Carêmeprenant a été déclaré par le conseil de Chesil comme « breneux, hallebrené » (on l’apprend au chapitre 35 : merdeux, vaseux).

Ce qui m’intéresse dans cette anatomie littéraire c’est qu’elle s’applique à un personnage absent. En effet, Xénomane déconseillant de faire escale sur l’île Tapinois, explique à Pantagruel ce qu’est ce personnage. C’est donc dans les failles de la présence et de l’effectivité que la matière littéraire et la matière fécale peut trouver refuse

B. Matière du monde : affronter une dialectique matériel/immatériel plutôt qu’un dualisme : place du corps et cas de l’eucharistie

Demerson propose d’autonomiser la sphère esthétique rabelaisienne de la question du sacré, sans doute afin d’éviter les discours trop univoques. Cependant autonomie ne signifie pas coupure. Aussi peut-on envisager la question scatologique articulée au sacré, de manière à reprenser la tension entre un principe matériel et un principe immatériel. La scatologie, relevant du bas et de l’immonde, s’oppose au divin, l’organique se heurte à l’épiphanique. La merde est la matière, la matière qui, par excellence, ne peut pas se faire oublier comme matière. A contrario, la Renaissance catholique romaine refuse le corps animal de l’homme, lui préférant un angélisme de la nature humaine. L’idéal chrétien vise un effacement du corps. L’esthétique picturale d’un Michel Ange vise à représenter un corps idéal et la possibilité d’une nature humaine sans culpabilité, l’innocence primitive d’un corps sans honte. Mais on sait aussi combien la peinture de l’époque, lieu de grande question théologique s’est heurté au poids de l’idéologie de l’Eglise (voir à ce sujet Leo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Traduit de l’anglais par Jean-Louis Houdebine, Paris Gallimard, 1987.)


La théologie de l’Incarnation pose entre autre ce problème : qu’est-ce que le corps du Christ ? Un invisible divin, le visible d’une incarnation. Ce qui relie les deux, c’est le récit (et plus tard la représentation). Ce qui, pour un croyant, l’élève en mystère et en force, en oxymore (visibilité d’un invisible), c’est la foi. Sans elle, on reste au niveau du récit. L’incarnation du Christ, c’est le lieu de l’image. Mais on est dans la distance. En revanche, la communion est relation directe avec la chose, et non l’image. Ces enjeux me semblent posés avec les Décrétales, Homenaz et la l’iconolâtrie papimâne.


Au chapitre 49, la question est celle de l’estomac vide et du jeûne. Tous ont faim. D’où la plaisanterie grivose de Panurge (con-fesser/consentons) et surtout la blague finale de Frère Jean autour de la longueur de la messe : « troussez la court de paour qu’on ne se crotte, et pour aultre cause aussi, je vous en prye. » 1125

Cette image signifie de manière traditionnelle « de peur qu’elle ne se salisse » et employée à propos d’un manteau long pouvant traîner dans la boue.


Nous avons donc une association classique entre fiante et terre, terre boueuse. (Carêmeprenant est « breneux et hallebrené »).

Mais on peut, en remontant un peu dans le texte, faire résonner autrement le texte (en s’immisçant également dans le « pour aultre raisons » aussi équivoque).


Le contexte est celui de l’estomac vide alors qu’une messe commence et que Homenaz a évoqué l’idée d’une confession suivie d’un jeûne supplémentaire. Or les pantagruélistes ont faim. Ils vont assister à une messe « basse et seiche » c’est-à-dire une messe rapide et sans eucharistie. Or Frère Jean évoque l’idée d’une messe eucharistique dans son propos : « si d’adventure il nous chante de Requiem je y eusse porté pain et vin par les traictz passz » 1125. Il évoque donc une eucharistie avec une offrande de pan et de vin selon la tradition ancienne. Le désir de Frère Jean est d’abord désir de nourriture, moins de religion. Il est dans son rôle. Le thème de la nourriture est articulé à une cérémonie mortuaire via le Requiem, puis le jeu de mots « traictz passez » (les notes de Demerson, Defaux et Huchon allant dans le même sens pour dire que ces pratiques eucharistiques étaient liées aux cérémonies mortuaires).

Quel rapport avec la scatologie ?
La concomitance entre

— Eucharistie absente mais évoquée

— Le pain/le vin

— L’estomac : sac digestif

— La crotte finale + « aultres raisons »


Il semble qu’il y ait ici faisceau de sens plus qu’excès herméneutique : d’abord parce que les chapitres précédents ont, à plusieurs reprises rapproché fiente et religion ; ensuite parce que la suite QL permettra de reprendre cette question.

1. L’Eucharistie est un pilier du christianisme. C’est la communion par laquelle est perpétuée le sacrifice du Christ. Elle est mystère fondamental où se partage littéralement le corps et le sang de Jésus (et bien sûr son âme également dans la cérémonie). C’est ce qu’on appelle la transsubstantation : vivre dans le pain et dans le vin cette relation sacrificielle : les aliments deviennent une autre substance. Mystère donc de l’Eucharistie. Ce dogme est radicalement contesté par les protestants.
Est-ce ici une manière oblique de mettre Homenaz dos à dos avec les protestants (cf. son discours haineux contre eux)

2. L’Eucharistie pose un autre problème de substance aux catholiques. Ce corps-pain, ce sang-vie suit une autre transformation. Peut-on transformer en crotte l’eucharistie : question tout à fait cruciale pour l’Eglise. Les tenants du stercoranisme (mouvement incertain du Moyen-Age) pensent que l’hostie suit le cours de la digestion alors que la doxa catholique est de dire que la présence de Jésus disparaît avec la digestion. Cette question hautement problématique est remise au goût du jour par les protestants.

Dans cet épisode du Quart Livre, c’est questions surgissent mais in absentia, ce qui permet de jouer les zones d’incertitudes :

— il n’y a pas d’Eucharistie dans cette messe

— les estomacs sont vides

Mais ces questions qui arrivent par le petit bout de la lorgnette semblent bien prendre une plus grande épaisseur dans les chapitres qui suivent autour de Homenaz :


Au chapitre 51, Homenaz évoque les Décrétales comme seule et unique lecture :


« quand sera ce don de grâce particuliere faict es humains, qu’ilz désistent de toutes aultres estudes et neguoces pour vous lire, vous entendre, vous sçavoir, vous user, pratiquer, incorporer, sanguifier et incentricquer es profonds ventircules de leurs cerveaults » 1133


Le terme « incorporer » n’est évidemment pas indifférent. Mais ces écrits ne sont pas parole de Dieu. Les décrétales appartiennent au droit canonique. Le statut du texte est donc largement outré. Le texte souligne le refus rabelaisien de la divinisation des décrétales, ces paroles de papes. Cela passe par Epistémon. C’est le moment où il annonce qu’il sort pour débonder son boyau culllier.


Il va marquer son refus par la scatologie. Il se lève et dit à Panurge :

« Faulte de selle persée me contrainct d’icy partir. Ceste farce me a désbondé le boyau cullier  : je ne arresteray gueres. » 1133

Double sens de la « farce »

— c’est à la fois la nourriture ingurgité (question donc de digestion)

— la scène pathétique à laquelle assiste Epistémon qui n’en peut plus.

Allez fienter est ici une marque de refus intellectuel, une manière de signifier ce à quoi on assiste : bren, bren, bren.

Par ailleurs, Epistémon est celui qui, des trois animateurs scatologiques, et à la différence radicale de Panurge, est dans la maîtrise de ses sphincters (et donc de lui-même).

Partir de la sorte signifie obliquement, mais précisément ce qu’il pense. Le ressort de cette opposition est scatologie.
Ce moment critique qui repose sur des considérations théologiques fondamentales passe par la satire scatologique. Le choix de l’image et du terme dans « de paour qu’on ne se crotte » ne sont pas anondin. Ils s’inscrivent dans un réseau de signification puisque le chapitre suivant est consacré aux conséquences des Décrétales sur les boyaux culliers et commence, comme on l’a vu, par le récit de Panurge autour de ses petites « crottes » de constipé.



TROISIEME PARTIE : La cause scatologique : Scatologie et écriture de la médiocrité




La question scatologique est un enjeu pour l’œuvre de Rabelais et pour le Quart Livre particulier. Il faut donc revenir ici sur la cause scatologique qui se dessine dans l’œuvre et l’envisager comme étant une manière d’entrer dans la médiocrité. J’envisagerai cette dernière partie en trois points : l’intertexte scatologique, la valeur critique de l’humour fécal et médical et finalement, la place du final.


3.1. Intertexte scatologique. Ecriture de la matière : matière d’écriture


Je concentrerai mes remarques sur l’intertexte interne chez Rabelais, les ponts tendus d’un texte à l’autre, montrant une conscience scatologique à l’œuvre. Car l’écriture de la matière est matière d’écriture.


Les interrogations du Tiers Livre ont semblé marquer un tournant. La scatologie y est moins présente, moins vive. Certes la Sibylle qui prépare un potage de choux vert finit par montrer « son cul » à Panurge (Tiers Livre,17). Face à Herr Trippa, Panurge dit s’appeler « Maschemerde » (Tiers Livre, 25, p. 703) et quelques autres plaisanteries. Le Quart Livre va ostensiblement renouer avec un humou et une farce plus appuyés et plus délibérément scatologiques. Cela passe par des articulations des ponts très forts avec Pantagruel et Gargantua pour rétablir une tension. Pour mémoire je rappellerai l’importance plus grande de l’urine dans les deux premières œuvres. Elle est même déversée à grands flots. Il y a le « déluge urinal » de Pantagruel qui noie ses ennemis (Pantagruel, 24, p. 491). Son père n’est pas en reste puisqu’il son « pissefort » noie les parisiens (allusion à l’état de la ville) et surtout donne son nom à la ville par étymologie fantaisiste (par ris) (Gargantua, 16, p. 89). Panurge dans Pantagruel se venge d’une dame parisienne. Grâce à ue drogue répandue sur ses vêtements, il attire à elle tous les chiens de la ville qui urinent copieusement sur elle (Pantagruel, 20, p. 451 et suivantes). Et n’oublions pas que le pet du géant engendre les pygmées (Pantagruel, 23, 477 et suivantes).


J’avais posé les bases de quelques liens avec le brenous (adjectif dans Pantagruel, nom propre dans le QL). J’avais fait allusion au torche-cul : les Décrétales pour Frère-Jean (QL, 52), et surtout le chat Rodilardus que tient Panurge conchié au sortir de la soute. Il rappelle évidemment le chat de mars et « ses griffes qui me ulcérèrent tout le périnée » dit Gargantua à son père (G, 12, p. 71). Comme Panurge explique : « il m’a deschicqueté la peau en barbe d’Escrevisse. » (1215). Je rappelle que cet épisode de Gargantua est un des plus célèbre passage de la littérature scatologique. David LaGuardia rappelle qu’il s’agit d’un épisode de révélation : Grangousier découvre à l’occasion du grand déploiement scatologique l’intelligence supérieure de son fils. Le rapprochement entre la matière fécale et l’esprit.


Par ailleurs, les fins de Pantagruel et du Quart Livre sont également à rapprocher dans ce contexte scatologique, soit le chapitre 24 du Pantagruel dans l’édition Defaux, ou chapitre 33 dans l’édition Demerson. A la fin de Pantagruel, le géant éponyme est malade : un problème gastrique, une constipation redoutable, doublée d’une chaude-pisse qui se transforme en pisse chausse.


Les considérations médicales sont nombreuses (elles rappelle la place du médical dans le QL). Elles précèdent une opération radicale et audacieuse : envoyer des hommes dans l’estomac de Pantagruel grâce à des capsules comme des pilules pour nettoyer la source du problème : cette véritable catabase scatologique repose sur la même construction que ce passage du Quart Livre : c’est par l’odeur que les ouvriers de l’estomac se guident vers « la matière fécale » p. 529 (même expression reprise dans le Quart Livre p. 1215).


C’est sans doute ce rapprochement avec le dernier chapitre de Pantagruel qui explique les deux histoires qui poursuivent le Quart Livre après cette découverte de Panurge foireux, sont des histoires de constipation (Pantolfe et Edouard V). Or Panurge n’est pas constipé dans le cas présent. Les deux histoires renverraient à l’histoire propre de Pantagruel et favoriserait le rapprochement pantagruélique.


Pa ailleurs, il me semble que le texte même de Rabelais souligne un état de conscience précis du scatologique, jusque dans ces détails. Terminer le QL comme il est terminé n’es pas anodin. Cette conscience se vérifie notamment dans les modifications. Je reviendrai sur le « Beuvons » final. Mais ce syntagme du boire est associé au thème scatologique dans un autre chapitre de Gargantua, autre effet de pont, de lien, d’écho tissé par le Quart Livre avec les œuvres antérieures. Que lit-on au cœur du chapitre V de Gargantua ? Gargamelle est enceinte. Elle va bientôt accoucher de Gargantua (autre terrain scatologique). Grangousier fait un grand repas de trippes. Ils boivent copieusement.


« C’est bien chié, chanté, beuvons » dans Huchon Pléiade p. 18 (elle ajoute en note, à propos du terme chié : « mot amené par l’équivoque sur vuider les pots » p. 1076. (ou p. 78 pour l’édition de Demerson)

Or, dans l’édition de Defaux en Gargantua. IIII, page 33, on lit : « c’est bien chien chanté, beuvons. » sans paratexte.


On trouve l’explication dans l’édition de Ruth Calder chez Droz 1970 : le texte page 41 est le même que Defaux avec « chien chanté ». Une note précise que le « chié » est le terme de la version définitive de l’édition de François Juste, Lyon, 1542.

De ce constant découlent deux conséquences :

— d’abord un rapprochement entre le Quart Livre et les premières œuvres, un retour du scatologique affirmé et affiché dans Quart Livre

— La modification de 1542 souligne la démarche scatologisante consciente de Rabelais. Cette conscience scatologique me semble également être confirmée par la comparaison entre les éditions de 48 et de 52, celle de 1548 étant largement moins marqué par la scatologie. L’édition de 1552 va même ajouter du scatologique dans les épisodes de la tempête comme le souligne Michael Screech : Image de Panurge lâche devant la tempête, pas de sang-froid et complète régression infantile : « Bou, bou, bou bous bous. C’est faict de moy. Je me conchie de male raige de paour. Bou bou, bou bou (…) Je naye, je naye. Je meurs. Bonnes gens. Je naye. » 995 Screech : épisode ajouté dans la version de 52 (peur anti-héroïque + emprunt à la tragédie grecque : expression traditionnelle de la douleur et de la peine : otototoî (Panurge ridicule mais érudit).

3.2 Humour fécale : une valeur critique du médecin

Pour reprendre une expression de Michael Screech, il y a un « humour fécal » chez Rabelais. Cet humour, omniprésent dans l’œuvre, tient une place particulièrement satirique dans le Quart Livre. La scatologie est d’abord une approche du monde par le bas, par l’impropre et le repoussant. S’agit-il ici seulement de choquer et de jouer avec le lecteur ? Il est évidemment question de cela. L’humour rabelaisien est un jeu, jeu avec les références, jeu avec le langage. Mais d’évidence, le bas (qu’il s’agisse du ventre, du corps, de la laideur, ou de la fiente), le bas, donc, est force de subversion : subversion de l’ordre et de du beau, force de dénonciation satirique des formes du pouvoir et des croyances. Certes le Quart Livre dénonce les « ventres » papinâmes gastrolâtres, les mangeurs de vents qui perdent leur âme par le cul, ou Carêmeprenant. Mais il ne faut pas oublier les ventres joyeux de banquets pantagruéliques. Certes, Panurge à des problèmes de sphincters, mais pas Epistémon. La dimension ludique est au cœur du projet rabelaisienne. Mais le rire est ici parti prenante du projet humaniste rabelaisien. De ce point de vue, la scatologie est le point d’articulation entre le rire et le sérieux, le rire et les implications morales ou politique du rire. Car la merde comme point de rupture est ce qui ramène au réel. L’humour fécal accompagne une condamnation dit Screech, il accompagne une critique satirique. Mais n’est-il pas aussi force d’affirmation, à commencer par l’affirmation du réel.


David LaGuardia dans son article sur le docteur Rabelais et la Médecine de la scatologie insiste sur la place des excréments dans la médecine et la pensée médicale (le rôle de la purgation est fondamental des chroniques pantaguréliques). Mais il articule l’excrétion à la pensée : il y a une relation entre l’estomac et le cerveau comme lieu de la conscience. La vie du ventre participe pleinement de celle de l’esprit. Rabelais renverse le paradigme de la scatologie comme dimension du mortifère : l’idée que la matière fécale est nomination par ex-corporation d’un signe de mort et de corruption, pensée qui accompagnerait l’idéologie chrétienne médiévale du Comptemptus mundi, encore fort présent dans la spiritualité monastique, idée de l’homme comme cloaque, de mépris du corps et du bas, pour une unique pensée du Haut. Au contraire, chez Rabelais, il y a l’affirmation forte de la vie des hommes, d’immanence pouvant renouveler la vie spirituelle. Sa vision de la médecine va dans ce sens : la médecine soutient la nature et la volonté de Dieu (la maladie n’est plus une sanction d’impiété). C’est pourquoi la santé s’articule à la tranquillité de l’âme. Santé, joie et salut sont le cœur du prologue. Tous les contre-exemples évoqués visent une diététique, celle de la table (les Banquets) comme celle de l’esprit. Elle sont concomitantes dans la joie et la gaité qu’elles procurent : « La joie est dans les cœurs avant d’être dans les corps » (p. 356) comme le rappelle Roland Antonioli dans Rabelais et la médecine. Cette diététique est une pédagogie de l’esprit dès Gargantua : voir à ce sujet le programme éducatif de Ponocrates pour Gargantua, programme qui inclut l’excrétion comme élément naturel est vital de cette pensée du corps et de l’esprit (voir l’opposition entre les « précepteurs sorbonagres » Gargantua, 20, p. 105 et suivantes, et les préceptes de Ponocrates, Gargantua, 21, p. 113 et suivantes). S’il y a une cause scatologique, c’est celle du vivant contre le mortifère, c’est l’occasion conjointe du rire et de la pensée, du renversement des valeurs et du questionnement sur le monde. Le rire scatologique n’est pas une simple plaisanterie, ou une mise en scène bouffonne et farcesque, elle est également questionnement et comme le suggère Bakhtine, principe de liberté. On le retrouve bien évidemment dans le final du livre.


3.3. Au final, le final


Il y a chez Rabelais une véritable obstination du rire scatologique. Achever quasiment le Quart Livre par une note scatologique est un choix délibéré et une affirmation singulière et mal-aisée à comprendre.


La fin occuperait une fonction régénérative plutôt qu’une fonction déceptive, même s’il ne faut pas l’écarter. Je n’irai pas jusqu’à penser comme Paul Smith dans Voyage et écriture que ce final est un baptême (voir p. 185 et suivante). J’essaierai plutôt de l’envisager comme affirmation de la médiocrité rabelaisienne et affirmation du rire salvateur.


Panurge et Pantagruel occupe la place finale du volume. On a vu que Pantagruel était au long du livre un personnage en retrait, s’absentant du récit, apparaissant dans l’action au moment opportun. Ces quelques colères ou marquent de refus souligne ses positions. Mais il apparaît comme le modèle qui se hisse. Sa position semble inconciliable avec celle de Panurge, soumis à son corps, à sa physiologie et à cette peur viscérale que l’on retrouve à la fin. Mais peut-être faut-il voir autrement ce comportement de Panurge ? Sa peur, ses erreurs de jugements lui incombent. Mais peut-être pour partie. Ce qu’affrontent les personnages du Quart Livre ce sont les dérèglements du monde : ils sont affectés par les dérives du monde. La dérive prend donc un autre sens : ce n’est pas la flotte de Pantagruel qui dérive, c’est littéralement le monde qui étant à la dérive provoque les surprises plus ou moins heureuses de leur voyage.


On peut alors envisager le sérieux et la raideur de Pantagruel à cette aune, comme l’affreuse peur qui submerge Panurge. Or le final fonctionne comme un renversement. Les inconciliables se rapprochent : c’est d’abord le rire de Pantagruel, le sens du volume. Le rire est ici lien de Pantagruel avec ses compagnons et accomplissement de la force subversive et drôle de la scatologie mise en scène par Panurge comme un feu d’artifice synthétique participant du goût accumulatif (la copia) rabelaisien :


« Dictes vous, respondit Panurge, que j’ay paour ? Pas maille. Je suys, par la vertus Dieu, plus couraigeux que si j’eusse autant de mousches avallé qu’il en est mis en paste dedans Paris, depuys la feste sainct Jan jusques à la Toussains. Ha, ha, ha ? Houay ? Que Diable est cecy ? Appelez vous cecy foyre, bren, crotte, merde, fiant, dejection, matiere spyrathe ? C’est, croy je, sapphran d’Hibernie. Ho, ho, hie ! C’est sapphran d’Hibernie ! Sela, Beuvons. » 1215


15 substantifs fonctionnant par gradation intellectualisant, allant du plus vulgaire au plus précieux, retraversant les appropriations issues de la vénerie et se terminant par un énigmatique « Sapphran d’hibernie » : certes il s’agit d’un mauvais safran (note 50 de Defaux, p. 1214), il peut renvoyer à des questions médicales (notamment lutte contre l’ivresse précise Mireille Huchon, en lien avec le « Beuvons » qui suit ?) ou être symbole du rire (dans la tradition alchimique précise encore Huchon dans la note 9 de l’édition folio p. 586). Mais le safran s’articule parfaitement à la définition première de l’excrément qui est selon le dictionnaire Huguet (Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris, Didier, 1934), « Produit d’une élaboration – 1559 » L’entrée prolonge la définition par cet élément : « Le safran se sophistique… en meslant avec luy du vin cuict, en y ajoutant, à fin qu’il poise plus, de l’escume d’argent ou de l’excrement de plomb. M. MATHÉE trad.. de DIOSCORIDE, 27 b. » (Tome 3, p. 767).


A moins d’envisager le final scatologique comme un échec du récit (Jeanneret n’est peut-être pas loin de le penser), le jeu scatologique avec le langage est conscience d’un rire qui déplace. Il est reformule l’idée de tension et de contradiction : la Thalamège comme forme littéraire avance aussi par alliance de contraire, de contradictions : le modèle évangélique de Pantagruel et le vivant contradictoire et ambiguë, Panurge. Mais il est indissociable et indissociée de la hauteur de Pantagruel. Si l’on considère le Quart Livre sur le seul principe spiritualiste, on s’interdit la force du vivant sous toutes ses formes. Or le rire de Pantagruel, c’est l’affirmation d’une polyvalence, le rire étant signe du corps, affirmation d’une incarnation.


Mais après le rire de Pantagruel (celui qui rappelle en écho, ceux retentissants des géants des premiers volumes), après ce rire, c’est le « Beuvons » de Panurge qui fait lien. Ce « Beuvons » est affirmation forme d’une action au présent et à la première personne du pluriel. C’est être dans l’expérience. Affirmation finale de la communion des pantagruéliques incluant le lecteur. Car double adresse : adresse à la compagnie et adresse au lecteur (à l’image de l’appel initial à la santé). Là où le Pantagruélion à la fin du Tiers Livre était éloge de la relation entre les hommes, le « Beuvons », plus ramassé et enlevé, est éloge de l’expérience du savoir (la lecture et l’écoute de la lecture) et expérience du commun. C’est un appel à la « joie » pantagruélique. C’est un lien avec le lecteur et avec les autres textes de Rabelais :

— j’ai rappelé le mot de Grangosier « C’est bien chié, chanté, beuvons » ;

— je rappelle le « Beuvons » de Thélème : « Si quelqu’un ou quelqu’une disait : Beuvons, tous beuvaient. » (Gargantua, 55 Defaux, p. 275, 57 pour autres)

— Voir également le « A boyre ! à boyre ! à boyre ! » de la naissance de Gargantua (Gargantua, 6, p. 41)

— Voir également le prologue de Gargantua qui s’ouvre par « Beuveurs tresillustres » p. 5, ou celui du Tiers Livres : « Bonnes gens, Beuveurs tresillustres » p. 541.


L’effet d’écho et de cohérence s’ensemble est très forte : cette expérience de le lecture, donc de pensée, fait lien et communauté. Ce commun des buveurs es t aussi l’écho et la filiation avec Erasme qui achève également son Eloge de la folie par un « Beuvons » (« Eh bien portez-vous bien, applaudissez, vivez, buvez, très illustres initiés de Maria. » Eloge de la folie, traduction Claude Blum, Paris, Bouquins-Robert Laffont, p. 110)


Mais si l’on s’en tient à la lettre, ce « Beuvons » est aussi question du corps. Au bout de la logique du sens propre, il y a l’urine. Le scatologique n’est peut-être jamais si loin. Il permet d’affirmer que le corps est aussi un lieu pour penser le monde. La scatologie devient alors une expérience de la médiocrité : c’est ce qui permet de fonder une lecture satire et donc critique. C’est aussi ce qui affirme une modestie et une modération. Le corps est un savoir qu’il ne faut pas rejeter, tant notre corporéité que la corruptibilité du corps. Par ailleurs la scatologie finale et l’appel panurgique sont aussi une manière de retrouver l’esprit festif et libre des torche-culs contre les errances du temps. Enfin, cette place du scatologique au seuil de la fin du livre souligne que la perfection est infinie, que les pantagruéliques n’ont pas encore atteint une sagesse définitive, celle vers laquelle tend Pantagruel. A l’image du voyage, et de la lecture, c’est avant tout un chemin.


CONCLUSION



L’art de Rabelais est celui du contrepied et du contretemps. Il prend à revers les habitudes de penser. L’aventure des navigateurs pantagruéliques est une aventure de l’esprit ; la recherche de la Dive Bouteille est d’abord une aventure spirituelle. Mais Rabelais n’oublie pas que son projet est toujours celui du rire, mais un rire d’élévation. On pourrait croire qu’un tel projet s’allierait à un humour ciselé dans la légèreté. Il n’en est rien. Rabelais se place justement dans la perspective contraire, choisissant ce qui dans le rire et dans la forme satirique peut être considéré comme le pire, ou en tout cas le plus dangereux. La scatologie est ce moment radical du rire rabelaisien : radical dans sa forme comme dans ses terminologie, radical dans sa dimension subversive et dans les enjeux qu’elle soulève. Rabelais penser toujours l’aller et le retour du scatologique : sa dimension satirique et farcesque (le grotesque renouvelé de Panurge en est un exemple), mais aussi la forme critique issue du satirique (la critique de la religion passe par la critique des ventre). Cette tension dialectique, articulée à un sujet sensible me semble également porter et accompagner une pensée et une ambition humaniste qui place l’homme et le vivant au cœur de ses préoccupations et qui place la littérature au cœur de ce processus : citation des livres, intertextualité et organisation d’échos entre les livres accompagnent cette cause du scatologique chez Rabelais. Aussi pourrait-on, avec une pointe de provocation, envisager la scatologie comme une vertu morale, mais une morale de second degré, celle d’une ironie reçue en héritage direct de Socrate c’est-à-dire une ironie qui ne serait pas une simple figure rhétorique mais un enjeu de pensée : pensée de la surprise et de l’oblicité, pensée d’un écart qui produit du commun. L’ironie scatologique du Quart Livre ouvre alors le lecteur à une pensée claudicante et émouvante, joyeuse et critique, une pensée qui affronte le monde, mais en restant toujours une écriture ouverte sur le monde.





Quelques éléments bibiographiques complémentaires :

Roland Antonioli dans Rabelais et la médecine, Genève, Droz, 1976 (collection Etudes rabelaisiennes, Tome XII, 394 p.).
Bachelard, La formation de l’esprit scientifique,
Bibliotheca scatologica (On le trouve sur Gallica)
Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Traduit du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, 2006 (Tel 70, 471 p.)
Barbara C. Bowen, « Rabelais scatologue ? » dans Humoresques, n° 22, « Rires scatologiques », Paris, CORHUM/CRIH, 2005 (228 p.)
John Gregory BOURKE, Les rites scatologiques (1891), traduction Hélène Boisseau-Riou, Paris, PUF, 1981 (coll Philosophie d’aujourd’hui, 317 p.). Avec une préface de Freud (1913)
Guy Demerson, L’Esthétique de Rabelais, Paris, SEDES, 1996, (collection « Esthétique », 322 p.)
Edwin M. Duval « La messe, la Cène et le voyage sans fin du Quart Livre » dans Rabelais et son demi-millénaire, Genève, Droz, 1988 (Etudes Rabelaisiennes, Tome XXI, 408 p.)
Erasme, Eloge de la folie, traduction Claude Blum, Paris, Bouquins-Robert Laffont.
Huguet, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris, Didier, 1934.
Michel Jeanneret, Le défin des signes. Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, Orléans, Paradigme, 1994 (216 p.)
David LaGuardia, « Doctor Rabelais and the Medecine of Scatology » in Fecal Matters in Early Modern Literature and Art. Studies in Scatology, Edited by Jeff Persels, Russel Ganim, Burlington USA, Ashgate Publishing Company, 2004 (192 p.)
Dominique Laporte, Histoire de la merde (prologue), Paris, Bourgois, 1993 (Choix-essais, 119 p.)
Martin MONESTIER, Histoire et bizarrerie sociales des excréments. De l’origine à nos jours, Paris, Le Cherche Midi, 1997 (collection « Document », 287 p.)
Bob O’Neil, variations scatologiques. Pour une poétique des entrailles, Paris, La Musardine, 2005 (coll l’Attrape-corps, 281 p.)
Leo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Traduit de l’anglais par Jean-Louis Houdebine, Paris Gallimard, 1987 (L’Infini, 265 p.)
Paul Smith, Voyage et écriture. Etude sur le Quart Livre de Rabelais, Genève, Droz, 1987 (Etudes Rabelaisiennes, Tome XIX, 226 p.)






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