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La photo, ou le regard qui manque (A propos de Hiroshima mon amour )

mardi 13 octobre 2009, par Sébastien Rongier

C’est une photo d’Alain Resnais. Une silhouette. Presque une silhouette. C’est un homme qui marche dans les rues de Hiroshima. Il avance. Vers l’objectif qui saisit son pas – décidé – il avance. Pantalon clair. Chemise et blousons blancs. Autour la ville. Sa vivacité urbaine : les lampadaires tous les deux mètres qui structurent et saturent l’espace ; les banderoles verticales, les panneaux horizontaux. les idéogrammes partout. L’espace couvert, saturé, l’espace qui affiche sa modernité – comme pour oublier d’autres traces, comme pour affirmer le commun, le commun de toutes les rues.

Le réalisateur est là. Au second plan, souriant dans l’avancée vers l’objectif qui fige un instant sa démarche. Assurément il avance. Le talon du pied droit à peine posé, comme frôlant le bitume de la rue japonaise. Derrière lui, la vie qui circule, les vélos qui avancent, le cycliste qui attend au croisement d’une rue perpendiculaire qu’on devine seulement. Il attend on ne sait quelle nouvelle, on ne sait quel ami. Il attend porté par son vélo.

Resnais avance. Il est au second plan. Au premier plan, tournant le dos à l’appareil photographique, un homme, chemise blanche impeccable, manches retroussées tient par la main gauche un enfant. Une petite dizaine d’années à peine, culotte courte et chemisier foncé : col rond dans le dos et quatre gros boutons répartis entre la nuque et le bas du dos. Un père et son enfant. Peut-être. Sans doute. Ou peut-être un frère. Plus âgé. Un frère qui aurait porté sur son dos l’enfant au milieu des décombres d’une autre ville, celle rayé par la bombe au matin du 6 août. A l’instant de la photo, ils avancent dans la direction opposée. L’instant d’après, ils croiseront, croisent, ont croisé et croisèrent le réalisateur français, un jour d’été 1958 dans une rue de Hiroshima.

On ne voit pas le regard de l’enfant. On ne sait pas qui il est, ou qui elle est. On sait juste qu’il y a, à la droite de l’image ces deux habitants de Hiroshima, ces deux corps vivant d’une ville déplacée, transformée par l’effondrement. Qui sont ces corps ? Ceux d’avant, ceux d’après. Quelle marque sous la chemise repassé de l’homme ? Quel dos dessous ? Quels souvenirs dans les têtes chevelus des deux silhouettes qui tournent le dos ? Quels souvenirs dans leur regard ? Quel est ce regard croisé l’instant qui succède à la photographie, l’instant d’après l’image ? On n’en sait strictement rien. Evidemment. Quel souvenir ? Quelle histoire accrochée à ces dos qui ne disparaîtront jamais plus de la marche de Resnais ?


Cette photographie qu’on trouve dans de nombreux livres évoquant Hiroshima mon amour appartient aux Cahiers du cinéma. Est-ce Sylvette Baudrot qui l’a prise ? Est-ce Emmanuèle Riva ?

Emmanuèle Riva a pris de nombreuses photographies pendant son séjour japonais. On en retrouve un certain nombre dans le livre magnifique, Tu n’as rien vu à Hiroshima, publié chez Gallimard. On est frappé en regardant ce livre des nombreuses photographies d’enfants. Et de ce commentaire qu’on retrouve sur le site de la bifi (avec de nombreuses photographies reproduites) :

« J’aime beaucoup les photos d’enfants, particulièrement la série de photos avec les écoliers de dos qui s’en vont à l’école, avec leur costume et leurs bretelles croisées. » (Emmanuèle Riva)



Importance prégnante de l’enfance et des enfants dans ces images de Riva. Des silhouettes qui s’éloignent. Sans dramatisation. Des visages qui attendent. Sans dramatisation. Présence de ces visages d’enfants dans la ville qui se cherche, s’invente. Comme ce marcheur saisi dans l’aventure de son mouvement. Alors qu’importe l’image photographique invisible ici. Elle est partout ailleurs. Mais surtout elle en appelle une autre, d’autres (… et la chair terrible d’autres mots sur le regard).

A la croisée des chemins et des images, à la croisée des chemins d’image, on est frappé par le souvenir d’une autre image au cœur du film de Resnais… celle d’un autre enfant, d’une autre silhouette qui cette fois nous regarde.

Importance décisive du regard-caméra dans ce film de Resnais. Bien sûr, c’est d’abord le regard de cette femme dans le couloir de l’hôpital, au bout du travelling, le premier du film. Puis, dans l’hécatombe des images, cette archive du désastre : l’enfant porté sur le dos d’un autre, plus grand, et la tête qui se tourne, qui regarde celui qui filme, ou peut-être l’objet qui filme. Mais ce qu’il traverse, frappe – à chaque fois, oui, à chaque fois cela recommence – c’est notre regard. Au plus profond. L’Histoire est là. Comme le souligne Antoine de Baecque dans son passionnant livre L’histoire-caméra (Gallimard, 2008), le regard caméra est présence de la conscience déchirée de l’après, cette conscience mutilée évoquée par Adorno. Le regard caméra puise alors dans les replis de l’impensé la tension nécessaire pour former une conscience de la brisure histoire. Ces regards caméra de Resnais « disent que le cinéma a dû changer, a changé, parce que plus personne ne pouvait rester innocent après ces images. C’est l’histoire du siècle qui a inventé le cinéma moderne : l’une des formes par excellence du cinéma nouveau, celle qui transgresse, qui permet de voir l’insensé. » (Antoine de Baecque, page 60).



(photogramme tiré de Hiroshima mon amour)


Et comment ne pas penser au poème de Tôge Sankichi, intitulé « Yeux » que l’on retrouve dans le volume Poèmes de la bombe atomique, traduit par Claude Mouchard et publié par Laurence Teper.

Resnais ne l’a sans doute pas lu, à l’époque tout du moins, car le texte n’était pas traduit. Mais ces poèmes écrits entre 1949 et 1951 par un poète, lui-même irradié et qui mourra de ses blessures atomiques le 10 mars, coïncident de manière stupéfiante avec le film de Resnais.


Des visages que je ne reconnais pas me regardent
dans un monde perdu un temps perdu
dans un entrepôt obscur
une lumière ni nuit ni jour tombe, par le treillis en bois tordu d’une fenêtre
les uns sur les autres – visages qui furent des faces
qui au somment d’humains reflétaient
les joies et chagrins de la vie comme de l’eau
scintillante
Ah, maintenant débris de chair pourrie coulante seuls les yeux flambent
visages sceaux de l’humain arraché
à terre restés là sur le sol en ciment
gonflés bleuis doux lourds ronds ces objets
cloués par quelque force fixés
sans autre mouvement qu’un éclat blanc d’entre les chairs déchirées
regardent chacun de mes pas.
Yeux collant à mon dos mon épaule mon bras.
pourquoi me regarder ainsi
à ma poursuite à ma poursuite m’encerclant de tous
côtés, me lançant de minces rayons blancs m’arrivant
yeux, yeux, YEUX,
d’au-devant de si loin, de ce coin obscur, de juste ici à mes pieds
ah, ah, ah
debout vêtu front intact et nez malgré tout sans dommage
je marche – être humain
des yeux se fixant sur moi me transpercent.
Du sol chaud
des murs oppressants, d’entre les puissants piliers qui soutiennent le plafond caverneux
des yeux qui apparaissent, apparaissent ne s’effaçant pas.
Ah, collés à moi fixés pour toujours sur moi
de mon dos à ma poitrine, de mes aisselles à mes épaules moi qui entre dans l’obscurité
cherchant celle qui ce matin encore était ma pauvre sœur
Yeux !
Sur le béton, ensevelie entre les mailles d’un tapis en paille suintant d’urine on ne sait d’où
une joue est près de se détruire
oint de pommade, sécrétion, sang, cendres, un masque de mort
oh, oh,
un globe oculaire qui bouge, verse des gouttes d’un liquide clair
d’entre des lèvres révulsées
des dents mouchetées de rouge
appellent, comme le mordant, mon nom.