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La voix de Tricky

vendredi 28 novembre 2008, par Sébastien Rongier

La voix, on la connaissait déjà. Même si, à l’époque, on écoutait peu de musique, on avait déjà été accroché par cette musique, ces voix, ce qu’on ne connaissait pas encore sous le nom de Trip Hop.

Sa voix à lui, on l’avait déjà entendu. A la radio. Chez des amis. Mais ce qui a véritablement déclenché, enclenché l’écoute, c’est Koltès. C’est grâce à Koltès et Chéreau, c’est grâce à la sidération d’une représentation de Dans la solitude des champs de coton, en 1995, à la manufacture des œillets à Ivry-sur-Seine qu’on a plus quitté cet univers musical. En 95, Chéreau et Grégory évaluent leurs corps, prolongent le combat dans une chorégraphie fulgurante au son de « Karmacoma ».



C’est un titre du deuxième album de Massive Attack. Souvenez-vous, le balancement, le rythme lancinant, vibrant dans l’attente d’une voix, se perdant dans les effets d’échos.

Protection est le deuxième album du groupe de Bristol, après le radical et déterminant blue lines. Tricky est encore de cette aventure. Crédité sur les deux albums, il participe à « Karmacoma » et part tailler sa route, loin des aventures de Massive attack qui avancera vers un troisième album, plus noir, sans doute plus tenu, mais aux boucles de guitares inoubliables... et à la couverture sublime.



Tricky n’est pas en reste.

Tricky, c’est une voix, et un univers musical qui porte dans chaque boucle, son, sample, croisement musical et sonore, un abîme. Sa voix, c’est un feulement, un craquement. La gorge grésille, affiche une fragilité et une puissance, et va profond dans le tremblement. En duo, les voix s’enrobent, les souffles se confondent. Une évidence dans l’album Vulnérable (2003), la rencontre avec Costanza Francavilla, la place de la guitare devenant quasiment tiers vocal sur certains titres, mêlant riff et explosion vocale. Méme susurrante, la voix de Tricky traîne sa brisure, un effritement. Rencontre de deux fragilités. La reprise de « The love cats » donne le ton de l’album, et de la danse de ces deux-là.

Et puis bien sûr le ravageur « Girls » sur Blowback de 2001 qui jouent sur tous les codes, clin d’oeil à Run DMC [1], et même à Marylin Manson, guitares lourdes, et voix accrochée au micro, prête à tout bouffer. Si Joey Starr s’invente en Jaguar, l’animal Tricky trempe sa voix ailleurs, peut-être dans le sombre d’un champ de coton.

Parce que Tricky reste attaché à ces paroles de Koltès...

Alors ne me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me le dire ; et s’il s’agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites-la comme on dit à un arbre, ou face au mur d’une prison, ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit ; de me la dire sans même me regarder. Car la vraie seule cruauté de cette heure du crépuscule où nous nous tenons tous les deux n’est pas qu’un homme blesse l’autre, ou le mutile, ou le torture, ou lui arrache les membres et la tête, ou même le fasse pleurer ; la vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou de l’animal qui rend l’homme ou l’animal inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu d’une phrase, qui se détourne de lui après l’avoir regardé, qui fait, de l’animal ou de l’homme, une erreur du regard, une erreur du jugement, une erreur comme une lettre qu’on a commencée et qu’on froisse brutalement juste après avoir écrit la date. [2]



Ce texte de Koltès, on le tape en écoutant « Strugglin’ » (Maxinquaye, 1995), puis en enchaînant sur « 6 Minutes » (Angels With Dirty Faces, 1998).

Chaque chanson de Tricky est comme ce dialogue de Koltès, la menace est là, caressée par la voix ouverte sur le fil d’un rasoir. Une tension démultipliée par une langueur, le grésillement d’une voix qui traîne trop près d’une boucle (une arme qu’on charge, une stridence qui vrille les timpans), une manière de dire la perte.

Et peut-être que chaque duo est la tentative infinie de résorber la menace et l’effondrement dans l’échange des voix.


[1Ils ont même composé un réjouissant hymne au gars de Bristol : « It’s Tricky »

[2B.M. Koltès, Dans la solitude des champs de coton, p. 30.