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Passer les frontières (W.B. 21)

lundi 31 décembre 2012, par Sébastien Rongier

Il fallait repasser la frontière, elle-même devenue fantôme de l’Histoire (car on avait presque aboli les frontières).


Mélancolie du passage qui avait été celui de Benjamin, ses espoirs et le dernier geste dans la panique. Le passage de frontière aurait dû être un salut, il aura seulement accueilli la mort. Une victoire pour le nazisme et la police de Vichy, la police française, l’Etat français… Victoire sur l’homme et la pensée.


Passage mélancolique donc au col qui nous fait redescendre du côté français, vers Cerbère, et les lignes de chemin de fer comme le ventre même des nations.




Quand on part, Portbou est à contre-jour : on quitte une image en noir et blanc du réel. Une image comme un fantôme du temps.


Quand on s’approche de Cerbère, les lignes, l’ampleur des lignes semblent couturer l’espace. Adossées au flanc de la colline, les trains partent, s’arrêtent, vivent des vies étranges, rêves de rails étrangers, de langues inconnues. Au bord des frontières, les trains s’imaginent avions et dansent au-dessus de la mer.











On roule. On est en France désormais. On ne risque plus rien de l’ampleur du désastre européen traversé par Benjamin. On roule et l’on comprend pourquoi on n’a finalement pas aimé le livre de Bruno Arpaia, Dernière frontière, roman qui retrace les dernières jours de Benjamin et, en parallèle, le parcours d’un combattant espagnol. On l’avait trouvé un peu systématique. Mais le pari était difficile. Sur le chemin de Banyuls, on se dit qu’on a peut-être été un peu injuste avec ce livre… peut-être parce que, auparavant, on avait lu Une parenthèse espagnole de Sylvie Gracia et que celui-ci avait drôlement marqué.


« Ramon est mort, il a reprit brutalement. J’ai eu, quoi, une seconde d’incertitude, avais-je mal entendu le nom, mon père l’avait-il prononcé avec ses intonations espagnoles ? Depuis combien de temps n’appelait-on plus ainsi l’oncle Raymond, tous ceux de la famille ayant depuis longtemps francisé leurs prénoms ? D’avoir oublié, même fugacement, le prénom originel du frère de mon père m’est apparu comme l’indice d’une amnésie collective. Il est mort dans son lit, ce matin, a continué mon père. Y a pire comme mort. Au bout du fil, sa voix était chargée de souvenirs, je les percevais se lever dans les blancs de la conversation, sitôt les morts annoncées ce sont des flots d’images qui viennent mais on ne peut rien en dire. Sûrement n’avaient-ils rien de commun avec mes propres souvenirs de l’oncle Raymond, clichés d’un bon vivant aux histoires savoureuses que je n’arrivais pas à trouver drôles parce que, à hauteur de ma tête d’enfant, s’exhibait une jambe d’infirme chaussée d’une énorme chaussure orthopédique noire, qu’il soulevait d’un coup de main brusque lorsqu’il montait des marches. Soudain l’odeur est venue, remontant d’une part de moi depuis longtemps momifiée. L’odeur d’Espagne, odeur étouffée, sèche, de talc légèrement parfumée qui me saisissait à la gorge lorsque je pénétrais dans la maison des grands-parents, aux deux pièces en enfilade. La salle commune en était saturée ainsi que la peau de ceux vers qui j’avançais mes joues pour le baiser rituel, oncles, tantes, et grands-parents. Ramon, Pascual, Ana, Mariano, Joaquina. Il me faut écrire leurs noms en espagnol. »
Sylvie Gracia, Une parenthèse espagnole, Editions Verticales, 2008, pp. 132-133.





On roule. On ne sait pas encore qu’en rentrant on commencera des variations. On sait seulement qu’on ouvrira encore les livres de Benjamin, qu’on le citera de nouveau. On commencera par quelques listes d’auteurs auxquels on a pensé : Baudelaire, Mallarmé, Proust, Adorno…


Ce qu’on sait, c’est qu’on continuera à regarder les enfants ramasser des cailloux, ou les jeter dans la mer.







L’ensemble des Variations W.B.






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